Cinq œuvres
Au printemps dernier, j'ai reçu une invitation inopinée. Jules Maeght, imprimeur et galeriste à Paris, avait découvert mes carnets de croquis sur internet et voulait savoir si je m'étais déjà essayé à l'eau-forte ?
Jamais. Pour mes 60 ans, j'ai donc bloqué quatre jours sur mon calendrier et accepté la gentille proposition que m'a faite Jules de venir expérimenter à l'imprimerie familiale, Rive gauche, au 13 rue Daguerre. En regardant comment y aller en métro, je me suis dit que j'avais déjà lu cette adresse... mais où ?
Comme le savent celles et ceux qui ont lu ma bande dessinée Replay, mon grand-père Papi (le docteur) a laissé derrière lui de longues mémoires. Sa sœur, Else Mechner, était peintre dans le Paris des années 20. En vérifiant dans le manuscrit, j'ai découvert qu'Else avait bien vécu au 11 rue Daguerre, la porte à côté de l'imprimerie vers laquelle je me dirigeais.
En prenant notre premier café à l'imprimerie ARTE, Jules et son équipe m'ont fait découvrir la vue depuis l'étage. De l'autre côté de la cour (qu'ils partagent avec une boulangerie, dans une rue animée bondée de marchés), se trouvait le bâtiment aux fenêtres duquel ma grand-tante Else avait dû s'asseoir un siècle plus tôt.

Ce matin-là, je me suis installé dans la cour et, à l'aide d'une pointe, j'ai dessiné ma vue de l'atelier d'Else directement sur une plaque de cuivre. L'après-midi, nous avons ajouté deux couches d'aquatinte (un procédé au cours duquel l'imprimeur tourne une manivelle à main dans une boîte en bois et permet à un nuage de poudre de se poser sur la plaque vernie). Il en résulta ma première eau-forte : 11 rue Daguerre.

Jules avait vu juste : j'étais mordu.
Pour ma seconde eau-forte, j'ai choisi une case de Replay qui montre Else, encore écolière, en train de croquer discrètement le portrait des passagers du tramway dans sa ville natale de Czernowitz. (Le goût du croquis est une habitude familiale : ma fille Jane et moi en avons tous deux hérité.) Mon dessin s'inspire d'un autre, plus célèbre, par le grand caricaturiste Daumier (1808-1879). Une machine de gravure laser a transféré un scan JPEG de mes traits sur une plaque de cuivre, faisant ainsi un aller-retour entre une technologie du 19e et une autre du 21e. J'ai intitulé cet hommage à Else et Daumier Streetcar 1910.

Pour ma troisième œuvre, j'ai choisi une jeune femme qui traverse un couloir de l'Orient-Express à la Belle Époque, lorsqu'Else étudiait encore l'art à Vienne. Celles et ceux qui ont joué à mon jeu de 1997, The Last Express, sauront pourquoi j'ai intitulé cette gravure Anna Wolff. La grille de panneaux rectangulaires évoque le procédé de rotoscopie utilisé par notre équipe pour créer cette animation il y a trente ans, ainsi que les bandes dessinées françaises et les lithographies Art nouveau qui nous ont inspirés. L'imprimerie ARTE, où des artisans encrent à la main des plaques de cuivre et les font passer dans des presses en acier, était l'endroit idéal pour ramener ce jeu, et son mélange de technologies anciennes et nouvelles, à ses origines : de l'encre sur du papier.
La gravure numéro quatre s'inspire d'un autre moment de jeu vidéo. Dans Shadow, j'ai immortalisé la confrontation mémorable entre le jeune héros de Prince of Persia et sa mystérieuse némésis. Les limitations mémoire qui ont amené la naissance de Shadowman en 1988 (comme expliqué dans cette vidéo d'ArsTechnica et dans Replay) sont maintenant de l'histoire ancienne, mais la leçon voulant que les contraintes techniques puissent être à l'origine d'intuitions créatives m'accompagne encore. Cette eau-forte avec aquatinte est adaptée d'une aquarelle que j'ai dessinée l'année dernière. (L'original est accroché au mur de Neil Druckmann, le développeur qui a co-créé The Last of Us.)

Chappaqua — Dome House (dessinée à même la plaque de cuivre) représente la maison de mon enfance, où j'ai commencé à jouer aux jeux vidéo et à en programmer sur un Apple II des années 70, dans la forêt au nord de New York. C'est là qu'est né Prince of Persia (et nombre de mes autres projets).

Ces cinq gravures seront exposées à la Galerie Maeght (42 rue du Bac) à Paris jeudi soir prochain, le 6 février 2025, avec mes carnets de croquis et d'autres travaux récents. J'y serai de 17 à 20 h pour discuter (et faire des dédicaces) dans un lieu très agréable, avec du vin à portée de main. Si vous êtes dans les parages, n'hésitez pas à passer.
Si vous ne pouvez pas venir jeudi, vous pourrez découvrir (et acheter) ces œuvres en ligne sur le site de la Galerie Maeght et sur le mien. Les éditions limitées de 35 ou 40 exemplaires sont partagées entre les deux sites : si le stock est épuisé sur l'un, consultez l'autre. Les deux expédient à l'international.
La carrière artistique d'Else Mechner a connu une fin abrupte quand elle est rentrée à Czernowitz en 1931, en abandonnant ses tableaux. Ensuite vinrent Hitler, Staline et la Deuxième Guerre mondiale : jamais elle ne revit Paris. Trente ans plus tard, après la mort d'Else, Papi a retrouvé son ancien propriétaire de la rue Daguerre, qui accepta d'envoyer ses toiles à New York en échange des loyers impayés.
Un de ses tableaux, intitulé « Le Prince », m'a fait particulièrement impression lorsque j'étais enfant ; Papi me le montrait souvent lorsque je lui rendais visite. Il était évident qu'il adorait sa sœur et qu'il était très fier de son travail. Je pense qu'il aurait été heureux de découvrir la suite inattendue d'évènements qui a ramené son petit-fils à l'atelier parisien de sa sœur et a inspiré de nouvelles œuvres en son honneur. Je suis sûr qu'il sera avec nous en esprit jeudi prochain.