Les Carnets de 1993 : Prince of Persia 2 et The Last Express


Cette page prend la suite de mes précédents carnets à partir de janvier 1993, date à laquelle se terminent ceux que j'ai déjà publiés dans La Création de Prince of Persia.

Ce mois de janvier-là, je venais de louer un appartement à San Francisco après une année à Paris. J'avais deux raisons principales de revenir : être plus proche de l'équipe de Broderbund pour les derniers mois de la production de Prince of Persia 2, mais aussi former un nouveau studio pour mes deux prochains jeux : Prince of Persia 3 et The Last Express (qui s'appelait, à ce moment-là, « le jeu du train »).

Le succès de Karateka et Prince of Persia m'avaient mis dans une position aussi rare que privilégiée dont peu d'artistes font l'expérience. À 28 ans, on me proposait un nombre étourdissant de façons de m'exprimer pleinement. La façon dont j'ai géré ces décisions, y compris les erreurs que j'ai faites, ce que je n'ai pas vu et ce qui s'est bien passé, ont constitué la matière première des carnets que j'ai remplis pendant quatre ans tandis que je peinais à terminer The Last Express.

Si vous avez lu un des livres publiés à partir de ces carnets (ou bien les deux), La création de Karateka (1982-1985) et La création de Prince of Persia (1985-1993), vous connaissez déjà toute cette histoire et ses protagonistes. Ces carnets ne sont pas écrits a posteriori : ils sont ce que j'ai écrit alors, au présent. Les entrées sont sélectionnées et condensées (même ma mère ne voudrait pas lire absolument tout ce que j'ai écrit entre 17 et 32 ans), mais à part quelques corrections mineures, j'ai gardé le texte tel que je l'ai écrit il y a 30 ans, et je n'ai pas cédé à la tentation de le reprendre, aidé du recul que j'ai aujourd'hui. Si vous êtes gênés par certains passages en 2023, dites-vous que je le suis probablement aussi.

Chaque mercredi, je posterai ici une nouvelle salve d'entrées étiquetées « il y a 30 ans cette semaine » (avec les images d'archives pertinentes). Si le cœur vous en dit, vous pouvez les retrouver grâce au flux RSS du site, et/ou via les réseaux sociaux et ma newsletter mensuelle.

Note:

Je partage ces carnets dans un but à la fois éducatif et historique.

Comme pour le reste de cette Bibliothèque : tous les droits sont réservés ; toutes les œuvres et marques appartiennent à leurs propriétaires respectifs. Merci de ne pas copier, reposter, compiler sous la forme d'un PDF ou faire circuler le moindre extrait de ces textes. Partagez plutôt ce lien : jordanmechner.com/fr/library/1993-journals

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Merci à Geoff Delmotte et Didier Braibant pour leur travail bénévole de traduction des journaux en français.

Merci de m'avoir lu ! Je passe maintenant le stylo-plume à mon moi de 28 ans. Je me permettrai parfois de clarifier le contexte avec quelques ajouts, mais pour l'essentiel, je n'interviendrai pas.

Mes précédents carnets compilés dans La Création de Karateka (disponible en anglais) et La Création de Prince of Persia sont disponibles au format broché, relié, en audiobook, e-book et/ou en PDF. Livres ici.

11 janvier 1993 [San Francisco]

Jake m’a laissé jeter un coup d’œil furtif aux chiffres du mois. On dirait bien que je vais pouvoir me l’acheter, cette voiture.

Nouvel aspirateur de chez Sears. Le vendeur était catalan.

George [Hickenlooper] était enchanté d’apprendre que j’avais rencontré Brad Dourif. Il avait voulu lui donner un rôle dans Grey Night, mais les producteurs l’avaient débouté.

12 janvier 1993

Compte en banque ouvert pour Smoking Car Productions.

Il faut que je m’achète un futon (et une table à manger et une bibliothèque et une table basse et des sièges pour le living et des bouts de canapé et des lampes). Et un rideau de douche.

Je considère cet appartement comme un endroit où dormir et me détendre. Pas de bureau, pas de chambre d’amis, rien de tout ça.

13 janvier 1993

Journée à Broderbund. Prince 2 avance.

15 janvier 1993

Kelly et Ann ont sabré le champagne pour me souhaiter la bienvenue dans le quartier.

18 janvier 1993

Les déménageurs ont débarqué hier matin et ont été très efficaces ; 52 caisses et un tapis déménagés en un temps record dans l’appartement vide. J’ai dormi sur le nouveau futon cette nuit. Waw. Après un an et demi d’errance, je retrouve un chez-moi sur le sol américain. M’y sentir chez moi, ça viendra, mais c’est terriblement excitant.

DuArt a renvoyé la première mouture de Waiting for Dark. Je l’ai projetée aujourd’hui dans un labo minable sur Battery St. Il faudra repasser dessus. Mais quel soulagement de voir tout ça en entier, propre et sans défaut !

J’ai passé la journée d’hier à acheter des fournitures de bureau, des draps, des serviettes, etc. avec Tomi [Pierce]. J’ai continué seul après le travail aujourd’hui.

Bon, ce bistro est sympa, mais j’ai hâte de rentrer chez moi et de brancher ma chaîne stéréo.

Chez moi ! C’est vrai que ça sonne bien, un peu comme l’idée qu’on se fait du paradis.

Waiting for Dark est un court-métrage que j'avais tourné à Cuba au cours de l'été 1992. Mon ami Aarón Yelín termina le montage et la post-production à Paris.

20 janvier 1993

J’écoute de la musique sur ma propre chaîne stéréo pour la première fois depuis août ’91. Quel luxe ! Ouvrir ces caisses, c’est un peu comme ouvrir une capsule temporelle ; des bouquins empaquetés il y a 18 mois, de la vaisselle enveloppée dans des pages du NY Times de juin et juillet ’91…

Hier fut une journée Smoking Car. On a bossé sur l’histoire [du jeu avec le train] avec Tomi. Jolis progrès. Elle est tellement sollicitée, je dois me battre pour qu’elle puisse s’y consacrer ; mais quand elle s’y met, c’est du tout bon ! J’ai cravaché jusqu’à 22h hier soir, à écrire et retravailler les idées qu’on avait trouvées l’après-midi.

Aujourd’hui, c’était journée Brodebund. Bouffe avec Doug [Carlston] et Brian [Eheler], visite à John Baker, Ken et d’autres. À part ça, je n’ai pas vraiment abattu de besogne. Enfin, si ; c’était une journée axée sur le relationnel, en fait.

On va probablement devoir décaler le calendrier de Prince 2 de deux semaines, mais je ne sais pas encore qui va porter le chapeau ; ça m’arrangerait qu’ils le reportent carrément à juin – je sais que Jeff [Charvat, chef programmeur] tirera le maximum de chaque journée en plus qu’on lui donnera- mais les patrons ne nous lâchent pas. Ils veulent qu’on publie en avril comme prévu.

Doug et John se sont montrés encourageants. Ils sont convaincus que le jeu va faire un carton. John veut même déjà discuter de Prince 3. Hé hé hé.

Avec Lance [Groody, programmeur principal sur Prince 1 PC], on est sorti boire un verre et picorer des fajitas chez Pepper à San Rafael, comme ça il pouvait draguer la nana derrière le bar, Brandy. Je lui ai touché un mot du jeu avec le train. Je me doute que ça serait abuser de ma position privilégiée en tant que seul développeur interne-mais-en-fait-externe chez Broderbund que d’essayer de débaucher quelqu’un là-bas, mais quel mal y a-t-il à faire savoir que moi aussi, je recrute ?

Brian Eheler a été mon responsable produit sur POP 1 et 2. Doug Carlston, qui avait co-fondé Broderbund en 1980, fut l'un de mes premiers mentors dans le métier (voir La Création de Karateka, disponible en anglais).

Tomi Pierce a écrit le scénario du nouveau « jeu du train » avec moi ; elle venait de se fiancer à Doug.

La page 41 de ma BD autobiographique Replay (chapitre 2) représente Doug dans les locaux de Broderbund en 1986.

23 janvier 1993

Le Nouvel An chinois. C’est une belle journée, avec un soleil qui réchauffe malgré le froid de canard. Je suis sorti hier soir avec John Kavanagh de chez Domark et son ami Martin, qui débarquait d’Angleterre. On a dîné au Caffé Sport puis bougé à Grant and Green.

Jeudi, c’était journée Smoking Car, passée à monter des meubles de bureau.

Tomi m’a dit que Pete [un graphiste qui bosse avec elle sur un autre projet] est mal à l’aise. Comme on est trois dans le même bureau, il se sent à l’étroit, et même en compétition avec moi pour l’attention de Tomi. Aïe.

J’ai commencé à jouer à The Dagger of Amon Ra. J’ai été surpris par la qualité des graphismes, de la musique et de la direction artistique.

26 janvier 1993

Il y a des puces sur le tapis du living.

27 janvier 1993

Journée à Broderbund. Bouffe avec Brian and Rusel [Di Maria]. On a joué à Prince 2 avec Doug et Colleen. Dîner avec Morris Silver [mon comptable, venu me voir de NY City] chez Marin Joe.

Mon numéro de téléphone parisien a été mis hors-service.

28 janvier 1993

Tomi m’a prêté sa table, sa chaise et sa lampe. C’est fou, la différence que quelques meubles peuvent faire ! Je m’installe et écoute Ella chanter Cole Porter. Musique new-yorkaise.

29 janvier 1993

Journée passée au bureau. J’ai vachement avancé sur Train [titre provisoire du projet qui deviendra « The Last Express »]. L’histoire s’écrit toute seule.

Pete m’a conçu une carte de visite de dingue, en copiant une forme de train trouvée sur la couverture d’un bouquin acheté à la Fnac en France avec Patrick. J’adore.

Suzanne m’annonce une terrible nouvelle. Grey Night, le film de George, n’est plus le sien. Les producteurs ont fait refaire le montage sur les conseils d’une boite de comm. Je veux dire, le film était plié ! Je l’ai vu ! C’était bon ! Et là ils vont le réduire à l’état de bouse ordinaire. Qu’est-ce que j’ai bien fait de ne pas mettre les pieds dans ce milieu !

1er février 1993

Journée à Broderbund.

Russ Cicola du magazine Computer Games m’a interviewé par téléphone. Un premier reportage de Prince 2 a été publié en version papier, dans le numéro de Joystick sur le C.E.S. Ils en ont dit beaucoup de bien. J’ai montré ça à l’équipe; ça les a bien éclatés de voir leur œuvre sur papier pour la première fois.

4 février 1993

J’ai bossé jusqu’à 1h30 du matin sur Prince 2. Le premier niveau du temple est globalement terminé. Quel soulagement. Ça ne m’aura pris que la journée.

Pete était toujours là quand j’ai décollé. Il va poursuivre toute la nuit.

Patrick a appelé. Il va venir à San Francisco ! Vous ne soupçonnez pas à quel point lui parler m’a fait du bien.

Hier, journée à Broderbund : déjeuner avec Brian, Ken et John Baker.

Patrick Ladislav, mon ami et voisin à Paris, fut mon second collaborateur principal sur le jeu avec le train. Nous nous étions rencontrés en 1991 lors d'un atelier sur la réalisation de films (lire : La Création de Prince of Persia).

5 février 1993

J’ai passé la journée à travailler sur Prince 2. Le second niveau du temple est terminé. Je me suis calé sur un rythme d’un niveau par jour, on dirait. C’est un travail harassant ; je me sens exsangue à la fin de la journée.

6 février 1993

John Kavanagh et sa fiancée Fiona sont arrivés, ils m’ont conduit à la fête d’anniversaire de Leslie. Les cheveux de Leslie ont pris feu quand elle a soufflé les bougies.

7 février 1993

Journée morose. Je suis parvenu à m’arracher à mon spleen quelques heures, le temps de commander quelques bibliothèques et de poursuivre la construction des niveaux sur Prince 2.

9 février 1993

Hier, je suis allé à Broderbund. Prince 2 prend joliment forme.

Quand je suis rentré au bureau de Smoking Car, un monticule de courrier de France m’attendait, dont deux lettres de Patrick et Sandrine, charmantes, ainsi que toutes les lettres provenant de Cuba que j’avais manquées depuis Novembre. J’ai répondu à tout le monde.

Une nouvelle version de Waiting for Dark m’a été envoyée par DuArt. Je suis impatient de la projeter.

J’ai passé la journée à travailler sur le jeu du train. J’ai constitué le planning général.

14 février 1993

Hier, Patrick et moi avons pris la voiture jusqu’à Haight [le quartier hippie] pour acheter des Corto Maltese en version anglaise.

Vendredi, je lui ai montré le pont Golden Gate et l’Océan pacifique. Il aurait voulu nager, mais il faisait trop froid et les vagues étaient trop grosses.

15 février 1993

Rusel et son jeune ami artiste Ocean sont venus de Walnut Creek et m’ont emmené boire un thé au Pasha, son restaurant perse préféré. Le tenancier turc/azerbaïdjanais est un ami à lui, et nous sommes restés longtemps à boire du thé à la menthe, à débattre de la respectabilité de la pratique de la danse du ventre pour une jeune femme, puis de la prochaine guerre mondiale : où et comment se déclenchera-t-elle.

16 février 1993

Le ciel était couvert ce matin, comme pour annoncer la fin du week-end. Tomi et Pete sont de retour. Patrick s’est assis derrière le Mac pour apprendre Photoshop, pendant que je planchais sur un niveau particulièrement diabolique de Prince 2.

Tomi a eu l’idée plutôt géniale d’engager Patrick pour faire de l’édition vidéo sur leur projet Software Toolworks, auquel Pete n’accroche pas. C’était une bonne occasion pour Tomi et Patrick de se voir, en fait, après tout ce temps.

Mes bibliothèques sont arrivées ! Patrick et moi avons déballé les cartons et wow, d’un seul coup, mon appart a l’air habité !

18 février 1993

Nouvelle longue journée au bureau. Déjeuner avec Patrick et Tomi, on discute de l’histoire de « Train » au Caffé Greco, où hier soir, le serveur (français) a raconté à Patrick que Coppola vient prendre son petit déjeuner chaque matin. Il n’est pas venu aujourd’hui.

Nicole [Tostevin, directrice artistique sur Prince 2] est venue en ville pour dîner. Patrick et moi l’avons emmenée au North End Café. Après son départ, il était encore trop tôt pour aller dormir, nous sommes donc allés au Savoy. J’étais très déprimé. J’avais l’impression qu’un couvercle géant allait se refermer sur moi et m’écraser, comme dans le poème de Baudelaire. J’ai décidé d’accompagner Patrick en France la semaine prochaine. J’ai besoin de partir d’ici, de me remettre les idées en place, de reprendre pied.

21 février 1993

Une autre longue journée de travail, suivie d’une nouvelle soirée à écumer les cafés de North Beach.

Patrick a essayé de formuler ce qui l’ennuie à propos des femmes américaines. « Elles ne se comportent pas comme des femmes ! Même celles qui sont vraiment belles ne semblent pas en avoir conscience… Elles n’en jouent pas, elles refusent de se servir de leur pouvoir de séduction. Une jolie fille devrait au moins faire semblant de s’effaroucher quand un homme lui témoigne de l’intérêt. Ici, elles te balancent un ‘Hey, comment ça va ?’. Comme des mecs. Elles boivent même de la bière ! » Voilà un point de vue bien français.

22 février 1993 [Los Angeles]

On s’amuse tellement bien qu’on a décidé de rester un jour de plus. On a été à une fête organisée par une amie de Mark Netter, Tamara. Mark était là, Erika Schickel aussi, la star de son film d’étudiant en cinéma : My Night in Bohemia. Patrick aime Los Angeles : « les gens sont cools et beaux, mais sympathiques aussi… et ils apprécient les Français! ».

Hier, on a roulé dans les montagnes avec George et Sue. C’était surprenant de voir de la neige si près de Pasadena. George était content de nous voir ; il avait toujours Grey Night en travers de la gorge, et nous avons rapidement fait éclore un nouveau projet qui l’a enthousiasmé : un tournage cet été à Cuba pour 200,000 $. On a regardé Un jour sans fin. C’était génial de retourner au cinéma après plusieurs mois.

J’ai déjeuné avec Brad Dourif et sa femme à un 24-hour diner de Beverly Hills. Il a réglé la note. (« Je ne peux pas te laisser payer”, a-t-il dit. « Tu m’as donné un jeu vidéo. ») Ensuite, George nous a emmenés rendre visite à Cynda Williams. Je suis tombé amoureux d’elle. (Elle a un compagnon.) George lui a fait le pitch de notre film à Cuba, me présentant comme « mon ami Jordan, un producteur indépendant ».

George souhaite venir à San Francisco le week-end prochain pour commencer à écrire le script. C’est sympa de rêver à des projets de film, même s’ils ont peu de chances de voir le jour.

Mark Netter est sorti de l'école de cinéma de N.Y.U. avec mon copain de fac Kevin Burget, qui avait été le compagnon de chambre de George Hickenlooper. Tous les quatre, nous aspirions à devenir réalisateurs de films, mais George était celui pour qui tout autre destin était inimaginable. Plutôt que de s'endetter pour poursuivre des études en cinéma, George était passé directement de la fac à Los Angeles pour mettre un pied dans le business.

En 1993, il avait déjà signé un documentaire à succès, Hearts of Darkness (lire La Création de Prince of Persia), et il venait de boucler son premier long-métrage.

George est représenté à la page 262 de ma BD autobiographique Replay (chapitre 8).

23 février 1993 [San Francisco]

Journée à Smoking Car. Dîner avec Patrick et Tomi au Max’s Diner. Puis retour au bureau avec Patrick pour terminer les deux derniers niveaux de Prince 2, pendant que Patrick scannait des cartes de l’Europe dans Photoshop.

« J’ai rêvé que j’étais une fourmi », m’a dit Patrick ce matin. « Nouveau-né, même pas ado ou quoi que ce soit ».

24 février 1993

J’ai fait visiter Broderbund à Patrick. Je crois que je ne pourrai pas me dégager de Prince 2 avant trois bonnes semaines.

On a été rouler sur les routes secondaires du China Camp. Patrick m’a montré comment bien manier le levier de vitesses. Son père faisait des courses automobiles.

25 février 1993

J’ai conduit Patrick à l’aéroport ce matin. À l’heure qu’il est, il doit être arrivé à Paris et avoir retrouvé Sandrine.

J’ai passé le matin et l’après-midi avec Tomi, à prendre de ses nouvelles. Elle est hyper-stressée par ce projet multimédia, Software Toolworks, et elle ne peut pas compter sur Pete. Elle voudrait que j’installe mon bureau ailleurs ; ça lui donnerait un prétexte pour tout plaquer et emménager à Smoking Car. En même temps, ça la révulse de faire un coup pareil à Pete, et elle ne sait pas si elle en sera capable.

Pendant tout ce temps, elle ne travaille pas sur Train, on les sait tous les deux. Je lui ai fait promettre de bloquer deux heures chaque matin, entre 8 et 10 heures, mais ça n’a pas fonctionné : trop d’urgences à gérer, trop de pressions de tous les côtés.

On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

27 février 1993

Je vais à Paris la semaine prochaine. J’y passerai deux semaines et je serai rentré avant que Brian et Jeff ne remarquent que je suis parti.

1er mars 1993

Brian Eheler est venu l’après-midi pour travailler sur la documentation de Prince 2. George, Suzanne et Matt Greenberg étaient également de passage. Nous sommes tous allés dîner au Michelangelo. C’était marrant, ce mélange des mondes improvisé.

2 mars 1993

Longue journée au bureau à peaufiner l’histoire de Train. Quelques belles nouveautés. Au restaurant cubain avec George et Matt, on a parlé de notre nouveau scénario, El Dorado. J’ai vu un film mexicain à tout petit budget, El Mariachi, qui a été récupéré par la Columbia.

Lecture de Agneau noir et Faucon gris.

Le personnage de Rebecca Norton, créé plus tard dans The Last Express, a été nommé en l'honneur de l'autrice Rebecca West.

4 mars 1993

Tomi et moi avons beaucoup travaillé sur l’histoire de Train. Elle s’améliore de jour en jour.

Jeff m’a convaincu de reporter mon vol à jeudi pour qu’il ait le temps de perfectionner l’articulation du combat final avant mon départ.

5 mars 1993

Un gros rhume me retient chez moi. J’ai l’impression de me retrouver face à moi-même pour la première fois depuis des mois. À la réflexion, je suis seul pour la première fois depuis des mois. George, Sue et Matt sont partis ce matin.

Je lis Un thé au Sahara.

6 mars 1993

Pourquoi ai-je toujours l’impression désagréable de ne jamais viser assez haut, dans ma carrière ou dans mes relations ? Qu’il y a toujours un truc mieux à faire ou quelqu’un de mieux avec qui me trouver? Cette petite voix insatisfaite fait tellement partie de moi que je ne la remarque quasiment plus ; mais la vache, je commence vraiment à penser qu’elle est mon pire ennemi. Comment la faire taire ? Est-ce que d’autres vivent cela aussi, ou est-ce juste moi ?

Je veux dire, on peut passer sa vie entière le regard fixé sur l’objectif suivant –ou à l’inverse, bloqué sur le précédent, je ne sais pas lequel est pire- au lieu de simplement savourer le moment. D’où me vient ce sentiment qu’il y a toujours un truc que je risque de louper, et que la quintessence de chaque instant m’échappera si je ne sais pas la saisir ?

8 mars 1993

J’ai passé quelques heures à faire un album photo. Contempler le passé est une exercice périlleux. Je me demande si ça ne fait pas plus de tort que de bien.

Garder des souvenirs (photos, journaux) est dangereux aussi. Peu à peu, ces objets, ces documents prennent la place de vos propres souvenirs. Et que sont ces archives, à part des éléments épars d’une histoire, la vôtre ? Sauf que cette histoire ne prendra jamais forme, ne sera jamais racontée ni n’existera jamais, si ce n’est par fragments, dans l’esprit des gens qui vous connaissent.

Je donnerais cher pour pouvoir rester en France plus de deux semaines.

Les business cards de Smoking Car sont arrivées aujourd’hui.

9 mars 1993

Je suis allé acheter une caméra Hi-8.

J’ai enfin reçu les copies de Waiting for Dark sur cassette vidéo. La qualité d’image est décevante, mais c’est déjà bien de les avoir. J’ai envoyé une copie au festival du film d’Oberhausen.

Dîner avec Tomi et Ann, Pete et James au Malvina. Toolworks a enterré leur projet. Ils ne savaient pas s’ils devaient se lamenter ou se réjouir.

10 mars 1993

Journée à Broderbund. Prince 2 s’annonce bien.

J’ai donné à Doug une boîte de cartes de Smoking Car à titre honoraire. Je le soupçonne d’avoir énormément apprécié.

14 mars 1993 [Paris]

J’ai vu Arizona Dream avec George, Patrick et Sandrine aux Champs-Élysées. Qu’il est bon d’être à la maison.

16 mars 1993

J’ai passé l’après-midi au téléphone, à organiser des réunions.

Patrick et moi avons pris l’Orient Express de 1929 jusqu’à la banlieue de Paris, et retour. Un trajet de trois heures, dîner inclus, 800 francs français par personne (promotion spéciale à moitié prix). J’ai filmé quelques trucs. Malheureusement, pas de locomotive à charbon ni de voitures à couchettes.

J’ai parlé de l’histoire de Train à Patrick, Xavier et Sandrine. Bénédicte est passée et m’a donné quelques bâtons d’encens. Je lui ai donné [le recueil de poèmes] Feuilles d’herbe.

17 mars 1993

  1. J’ai acheté une Peugeot 205 « Roland Garros » décapotable, verte avec un toit blanc
  2. J’ai emmené Patrick, George et Sandrine faire un tour à travers Paris, capote baissée
  3. J’ai pris un café avec Sandrine pendant que Patrick et George avaient une réunion avec un producteur Français
  1. J’ai bu du vin sur un quai le long de la Seine
  2. J’ai fait des courses pour le dîner, que Greg et Ilena ont cuisinées pour tout le monde
  3. J’ai emmené Bénédicte dans un piano-bar à la rue Mazarine, puis j’ai conduit au hasard des rues désertes et atterri au Panthéon, son lieu favori
  4. J’adore Paris.

20 mars 1993

Dîner au 8 rue Boutarel. Sandrine a préparé une salade pendant que Greg et moi cuisions des pâtes à l’étage. George nous a rejoints avec Lucie et nous avons passé un bien meilleur moment que si nous étions allés au restaurant.

Après le dîner, nous sommes descendus sur le quai et avons bu un café et une bouteille de vin. Patrick était l’hôte parfait. On s’est laissé émouvoir et on a bu à notre prochaine revoyure, à notre prochain film, etc. Patrick a cassé un verre, j’en ai cassé un, et nous les avons jetés dans la Seine - et brouillé le reflet de Notre-Dame. Patrick m’a versé les dernières gouttes de la bouteille : « Tu sais ce que ça veut dire… ». Encore une soirée gravée dans nos mémoires.

25 mars 1993

Mardi : deux projections de The Killing Box (précédemment connu sous le nom de Grey Night). Dîner au Bateau Ivre, puis un club de Jazz dans le quartier du Luxembourg, et on est rentré capote baissée, chantant à pleins poumons. Le lendemain, nous sommes partis pour Argentan.

En roulant sur une route de rase campagne, Patrick a repéré une sculpture de Cardenas, nous nous sommes arrêtés pour la voir. Le propriétaire était heureux de nous la montrer. Je suppose que peu de monde à Argentan connaît Cardenas. Nous nous sommes aussi arrêtés dans plusieurs magasins d’antiquités. J’ai acheté une vieille et belle ceinture en métal. Un cadeau pour quelqu’un que je n’ai pas encore rencontré.

Je suis maintenant dans le train du retour pour Paris. J’ai laissé la Peugeot à Patrick et Sandrine, elle restera dans le magasin du père de Sandrine à la campagne jusqu’à mon prochain retour en France. Mon vol décolle demain.

28 mars 1993 [San Francisco]

Tomi est venue me chercher à l’aéroport vendredi soir. Bon sang, j’étais content de la voir. Nous avons dîné au Gira Polli puis nous sommes rentrés en voiture jusqu’à Marin.

Hier il pleuvait. Je suis monté jusqu’à la nouvelle maison de Jeff et Diana, à San Rafael. Jeff travaillait à la maison ce week-end. Prince 2 donne vraiment bien. Jeff était immensément soulagé quand j’ai validé ce qu’il avait accompli au cours des deux dernières semaines.

29 mars 1993

Chez Broderbund, tout le monde m’adore. C’est super.

J’ai fait du shopping avec Tomi pour meubler mon appartement.

Je lis l’autobiographie de Luis Buñuel.

30 mars 1993

Ce soir, je suis allé à un groupe de discussion sur Myst à San Francisco. C’était fascinant, très instructif. J’ai rencontré les frères Cyan. Ensuite, Rusel et moi sommes allés prendre un thé au Pasha.

Feyna a fait une séance photo de moi et de l’équipe pour les tabloïds Européens.

4 avril 1993

Je viens de terminer Et Nietzsche a pleuré. Quelques idées m’ont vraiment fasciné.

  • Chacun(e) doit choisir son destin. Et tâcher de l’aimer
  • Ce n’est pas elle que je voyais ou que j’aimais, mais l’idée que je me faisais d’elle, d’aimer quelqu’un comme elle
  • Si je ne pensais pas à X, à quoi penserais-je ?

5 avril 1993

Patrick a appelé de Paris. J’y retourne dans trois semaines.

Quand j’arrive quelque part, que ce soit à Paris ou à SF, les deux premières semaines sont toujours un peu magiques. Je débarque et je crois que j’aurai le temps pour tout. Puis un beau jour, PAF, le butoir apparaît. Dans le cas présent, c’est dans trois semaines. C’est un sentiment curieux, pas forcément négatif, juste un déclic dans ma tête, comme une horloge qui se met en marche.

C’est une drôle de vie que j’ai choisie, une vie où les moments où l’horloge ne tourne pas sont tellement fugaces…

C’est Pessah et je ne connais aucun juif ici.

7 avril 1993

Journée bien remplie à Smoking Car, Tomi et moi, fermement attelés à l’histoire de Train. On tient vraiment quelque chose.

9 avril 1993

Roland [Gustafsson] est passé déjeuner. Autant Prince 2 l’a impressionné, autant Train ne l’intéresse pas. Je ne suis pas surpris, mais un peu contrarié quand même. Le moment est venu d’explorer d’autres pistes.

Le faire en coproduction avec Broderbund m’apparaît soudain comme une meilleure idée. Et si je finançais la réalisation du script, du design du jeu et de l’interface et de la production filmique via Smoking Car et que Broderbund prenne ensuite en charge le graphisme, le son, la musique et la programmation ?

Serait-ce là le meilleur des deux mondes ? Ou le pire ? Je ne parviens pas à trancher.

Hier, Ken Goldstein voulait en savoir plus sur Prince 3. Je me demande si je ne ferais pas mieux d’essayer de signer pour un doublé, c’est-à-dire, lier les deux projets ensemble, plutôt que de les garder séparés.

Vous voyez ? Pas si bête en fait.

Et si je montais une vraie équipe de production – avec plusieurs programmeurs, des graphistes, des gens du son- et les faisais bosser sur Train et Prince 3 ?

On commencerait Prince 3 en août, mettons, on le sort au printemps ’95, et Train six mois plus tard, pour les fêtes. Le carton assuré, puis l’œuvre d’art. Prince 3 finance les deux et réduit le risque global.

Et puis, pourquoi pas, les deux pourraient bien se vendre ! Et se prêter à une suite ! Et voilà Smoking Car devenu une référence dans l’industrie.

Ce n’est pas efficace de me partager entre deux bureaux et deux équipes. Si je travaille sur deux jeux à la fois, mieux vaut combiner les ressources. Faire connaître Smoking Car avec Prince 3 pour que Train en bénéficie à sa sortie.

Il faut que je parle à Doug.

11 avril 1993

Prince 2 entre dans la dernière ligne droite. Jamais vu Brian aussi stressé. Même Jeff est visiblement tendu. Le bouclage est censé être ce vendredi, mais je crois que ça sera plutôt vendredi prochain.

J’ai appelé Bénédicte à Paris, pas de réponse. C’est bizarre de m’imaginer ce téléphone sonner dans un appartement vide à 11,000 bornes d’ici.

20 avril 1993

Dimanche et lundi à la Game Developers Conference. Aujourd’hui, j’ai bossé sur Train. Puis je suis passé chez Broderbund prendre un verre avec Brian, pour fêter la mise sous presse du disque de démo. J’espère boucler le jeu complet demain.

J’enrage que le combat final ne soit toujours pas au niveau. Mais c’est ma faute. Il faut que je lâche l’affaire.

Dîner au restau japonais avec Doug, à Sausalito. Je lui ai fait part de mon projet de monter une nouvelle boîte. Vous savez quoi ? Je crois que ça le botterait qu’on s’associe ! Ça a l’air dingue, mais il avait vraiment l’air emballé.

Du coup, je suis retourné au bureau et resté jusqu’à 2 heures du mat à plancher sur mon Master Plan.

21 avril 1993

On a presque réussi à boucler aujourd’hui, mais finalement, non. J’ai invité tout le monde à dîner chez Pasha demain soir.

J’ai été voir Nom de Code : Nina (un remake faiblard de Nikita) avec Bruce, parce qu’on avait entendu dire qu’une boîte du jeu Prince of Persia était visible à l’arrière-plan dans une des scènes. Et oui, elle était bien là, dans l’appart de Bridget Fonda ! Alors comme ça, Nikita joue à Prince à ses heures perdues… Excellent!

24 avril 1993

Mauvaise journée jeudi. Ils ont découvert un bug vraiment gênant à la dernière minute, pas possible de boucler. On a annulé la fête prévue. Vendredi, tout s’est arrangé ; Jeff s’est chargé du bug, on a fait péter le champagne pendant l’happy hour, et j’ai été chez Lance et Christa à la Carmen Space Party jusqu’à 1h du matin.

J’ai travaillé sur l’interface de Train aujourd’hui. Ça a pas mal progressé ces derniers jours, mine de rien.

26 avril 1993

Michael Baisuck [graphiste sur Prince 2] est venu me voir, je lui ai montré Smoking Car et on est allé à un resto-grill dans Telegraph Hill, juste en bas de chez Feyna.

J’ai rencontré Doug ce matin, pour lui montrer le business plan. Il n’a pas voulu se mouiller. Je lui ai montré Waiting for Dark.

J’ai vu Ken G. l’après-midi, et lui ai dit que Train serait auto-produit, et peut-être Prince 3 aussi.

Sur ces entrefaites, l’équipe QA a découvert un nouveau bug – encore râpé pour le bouclage aujourd’hui ! Grrrr !

Je fais les cent pas chez moi et du rangement en attendant de partir. J’ai cette impression entêtante d’être entré en phase de transition. Quand je reviendrai de France, ce sera vraiment ici, ma vie.

Je me ruine les phalanges sur « Wish You Were Here » à la guitare en ce moment. Pauvres voisins !

J’ai fait le compte de mes clefs, de Paris, NY et SF. Quinze en tout. Ça en fait, des clefs !

30 avril 1993 [Paris]

C’est bon d’être ici. Sept heures d’un soir étouffant, le tonnerre qui gronde dans le lointain et la pluie qui se décide à tomber. Patrick et moi avons ramené la voiture d’Argentan - où il nous a d’abord fallu arriver ; deux heures de train depuis Montparnasse. Ça nous aura pris la journée.

Je me trouve entouré de couleurs vives, de garnitures de style persan et de carpettes et autres tapisseries jamais vues auparavant en ces lieux. C’est assez génial de rentrer chez vous et de retrouver l’endroit métamorphosé. C’est infiniment plus agréable à vivre que quand je l’ai quitté. Patrick a même mis une plante derrière la fenêtre.

J’ai atterri hier midi, après un vol infernal retardé de quatre heures à la porte d’embarquement de Chicago Airport. La veille, j’avais invité toute l’équipe de Prince 2 chez Pasha. Je me suis mis une telle mine que j’ai vomi trois fois ; en rentrant chez moi, puis sur le trajet de l’aéroport dans la voiture de Tomi (mille excuses Tomi !) et encore une fois peu après le décollage depuis SF.

Fait remarquable, une fois arrivé à Paris et sorti du RER bondé qui m’a ramené à l’Île avec mes valises, il ne m’a fallu qu’une douche et un passage sous la lame puis dans le vestiaire pour me sentir requinqué, prêt à conquérir le monde.

Patrick et moi avons pris un café à Saint-Régis, puis sommes allés tout droit à la Préfecture pour régulariser l’immatriculation de la voiture. L’atmosphère était chaude et moite ; nous étions rentrés quand il s’est mis à pleuvoir.

[4 heures du matin] De retour de la fête d’annif de Yo chez Jeannette. Après le dîner, on a passé cinq heures assis, au milieu des volutes de fumée de cigarette, de café et de champagne, à débattre de religion et de politique (autant de sujets qu’on est censé avoir appris à éviter depuis nos 18 ans, on est d’accord), mais sur un plan bien trop théorique pour espérer convaincre quiconque de quoi que ce soit. Pas de doute, je suis bien en France.

1er mai 1993

J’ai passé l’après-midi sur le projet Train. On commence demain matin.

Il pleut toujours.

2 mai 1993

Avec Patrick, on a roulé jusqu’à Longueville, loin de la capitale, pour voir des trains restaurés par des passionnés. On a glané plein d’infos utiles.

[2 heures du matin] je reviens à l’instant de chez Dany Boolauck. Sa mère nous a servi un curry indien (le meilleur de Paris) et Dany et moi sommes restés bavarder longtemps après que sa mère et son frère se sont couchés.

Sa première proposition, de but en blanc, était de créer une nouvelle division à Delphine, que je dirigerais. J’aurais une liberté totale, sans frein de leur part, et je toucherais un bon salaire plus des droits d’auteur. « On pourrait appeler ça ‘Jordan Mechner Productions’ », a suggéré Dany. On se partagerait la propriété de la boîte fifty-fifty. J’ai décliné l’offre, mais savoir que ce genre de deal est à ma portée, ça ne fait pas de tort.

Dany m’a aussi dit qu’il pouvait m’obtenir une avance d’1 million de dollars sur les droits de publication de Nintendo et Sega de mon prochain jeu Delphine, payés à l’aveuglette, sans droit de regard donc. Si c’est vrai, ça devrait facilement payer le développement de Train. Le seul problème que Dany envisage est le délai : deux ans, ça risque de leur paraître long.

La portée et les conséquences de ce genre de conversation donnent le tournis. Vous acceptez une proposition, et vous vous retrouvez engagé corps et âme pour les deux ou trois prochaines années. Je frémis à l’idée que, à un moment, j’avais envisagé de confier à Broderbund le développement de Train en interne ; comparé à n’importe lequel des scénarios évoqués par Dany ce soir, quelle mauvaise affaire j’aurais faite !

3 mai 1993

Il est deux heures du matin et je viens de passer deux heures avec Xavier et Patrick à feuilleter des BD et des magazines de jeux video, chacun essayant de causer plus fort que les deux autres. C’est dément d’être entouré de gens qui ont tellement d’énergie créatrice qu’ils sont prêts à prendre sur leurs heures de sommeil pour parler d’un projet qui ne leur rapportera pas un rond. J’ai retiré plein d’idées graphiques de cette discussion. Je crois que j’avance plus vite ici qu’à San Francisco.

Aujourd’hui, on a trouvé un type qui, je l’espère, va pouvoir nous apporter les réponses qu’on n’a pas pu trouver ailleurs. C’est lui qui a sauvé du brasier les archives que la SNCF voulait détruire, et il nous donne rendez-vous le samedi 18, Gare de l’Est, quai numéro 4, derrière la porte à la pancarte « accès interdit ».

4 mai 1993

J’ai réécrit l’histoire en tenant compte de ce que nous avons appris à Longueville. Des détails, comme le fait que chaque voiture avait son propre conducteur, et que les passagers n’avaient pas la clef de leur compartiment. C’est vraiment beaucoup mieux maintenant.

Joystick et Generation 4 ont consacré plusieurs pages à Prince 2 et à moi ce mois-ci. Captures d’écran, photos, interviews, tout le toutim.

Patrick et moi avons passé la journée à la Bibliothèque nationale. On a mis la main sur une carte de l’Europe en 1914, assez grande pour couvrir tout un mur de mon appart. Patrick, qui était sur la piste de cette carte depuis des mois, a bien mérité son quart d’heure de gloire.

Patrick m’a dit : « Tu sais, toute cette période de la rue du Four, tu n’allais vraiment pas bien. Genre, tu avais besoin d’un ordinateur mais tu trouvais ça trop cher, alors tu as attendu qu’on t’en envoie un, mais celui que tu as reçun’était qu’une ruine. La tendance s’est inversée quand tu es revenu de San Francisco avec un nouvel ordi sous le bras. Après, quand je t’ai vu acheter une nouvelle paire de chaussures, j’ai pensé ‘Ok, là, c’est bon, il va s’en sortir.’ »

En France, les chaussures, c’est important.

6 mai 1993

J’ai vu « Louis, enfant roi » avec Aarón au Gaumont. Je lui ai fait un rapide topo de l’avancement de Train. Il trouve ça tordant de me voir me la jouer jeune capitaliste. Il m’a rappelé comment je m’étais retrouvé dans cette position idéale, et a ajouté : « j’espère que tu savoures, parce que sinon, c’est vraiment du gâchis ».

Quand on a retrouvé la voiture à 2 heures du mat, la batterie était morte. Normal, j’avais oublié d’éteindre les phares. On a acheté des câbles et on a hélé une voiture qui passait pour avoir du courant. Pas de chance, c’était une voiture banalisée bourrée de flics.

J’ai frappé à la vitre et je l’ai regretté aussitôt : le mec m’a regardé genre « je vais te tuer ». J’ai été obligé de m’expliquer. Après ça, ils sont sortis de leur voiture et nous ont dépannés.

Je voulais que le gars connecte le câble au bloc moteur pour éviter d’abîmer l’alternateur, mais il m’a rétorqué (dans le français le plus abominable que j’aie jamais entendu) : « C’est pas toi qui vas m’apprendre à démarrer une bagnole, p’tit gars ; alors boucle-la et laisse-moi bosser. » Quand ils sont partis, Aarón a dit : « Quel enfoiré ! Pas mieux qu’un flic de Cuba. »

8 mai 1993

J’ai roulé jusqu’à Rueil où je devais rencontrer Olivier Nicolle, le modéliste, tout ça pour me planter d’adresse et manquer le rendez-vous. De retour à Paris, j’ai accompagné Patrick et Sandrine au marché aux puces : on a trouvé des vieux magazines de 1914 (et une chouette lithographie de style Art Nouveau). Le soir, nous étions au quai n°4 de la Gare de l’Est à l’heure convenue, pour notre rendez-vous avec quelques mordus de trains, qui nous prodigieusement aidés. On s’est bien amusé.

Patrick nous a payé à dîner à un chinois Place de l’Italie.

Sandrine m’a dit : « Tu voudrais que tout le monde soit à tes pieds, mais tu oublies une chose : pour recevoir, il faut donner. Et tu n’es pas prêt à le faire.»

La sagacité de Sandrine est vraiment redoutable.

10 mai 1993

La première belle journée estivale de l’année. On en a bien profité, je dois dire. La journée a démarré tôt, par une entrevue avec M. Carcalla, l’auteur d’ « Orient-Express » aux éditions Denoël, très décevante : ses connaissances du sujet étaient très superficielles. Il nous a donné les noms de deux de ses sources, l’une en Angleterre, l’autre en Allemagne.

Patrick était révolté. Il pense que Carcalla n’est qu’un plagiaire. Je suis sûr que c’est le lot de la plupart des mecs comme lui, qui écrivent des romans de gare.

21 mai 1993 [New York]

Dîner avec Paul Federbush, qui veut créer une société de production de CD-ROM. Je lui ai fait voir Waiting for Dark.

C’est le printemps, la météo est idéale, New-York m’appelle et ça me chagrine tellement de devoir repartir sitôt arrivé. Ces voyages courts sont une torture pour moi : tant de possibilités et si peu de temps… J’adore arriver, je hais m’en aller.

J’ai envie d’un nouveau départ. C’est le printemps et je suis en train de passer à côté - ça n’a pas de sens, je sais, mais c’est comme ça que je le vis. Je passe le mois prochain en Europe et j’ai la ferme intention d’en profiter un maximum.

(« C’est un peu comme se lever le matin avec la tranquille assurance d’être encore vivant le soir- quel ennui ! »)

23 mai 1993

J’ai fait voir Waiting for Dark à Kevin [Burget]. Il m’a montré Park Tragedy.

Je suis allé au Centre d’études cubaines et j’ai montré le film à Sandra [Levinson]. Ça lui a beaucoup plu et elle m’encourage à le distribuer sans attendre.

24 mai 1993 [New Haven]

Jour de la remise de diplôme pour Robert [Cook]. Sur le campus, on voit partout des parents enorgueillis et des étudiants encostumés pour l’occasion. Impression puissante de déjà-vu.

Discours de Jodie Foster. Elle a sorti un Instamatic et pris une photo de toute la promo avant de parler. J’ai trouvé ça mignon.

La police de Yale a débarqué ce matin et nous a éjectés, Corey [Kosak] et moi, de la suite inoccupée que nous squattions, juste à côté de celle de Robert. « On pourrait vous coffrer pour cambriolage », ont-ils fait remarquer.

Corey et Robert (aujourd'hui Veda Cook) et moi étions amis depuis l'été 1984, où, âgé de 19 ans, je suis arrivé en Californie pour terminer mon jeu Karateka dans les locaux de Broderbund. C'étaient tous deux des programmeurs très doués, qui avaient connu le succès dès leur sortie du lycée. Broderbund avait édité le premier jeu de Veda, Gumball, quand elle avait 17 ans. Elle a réalisé plus tard les portages de Karateka sur Atari et Commodore 64 (lire La Création de Karateka).

On a partagé un grenier chez Broderbund de 1986 à 1989, alors que je développais Prince of Persia et Veda son nouveau jeu, D/Generation. Veda et Corey ont ensuite fait une pause dans leurs carrières de programmeurs pour suivre un cursus universitaire de quatre ans sur la Côte Est, comme je l'avais fait.

Jodie Foster faisait partie de ma promotion à Yale en '85, mais je ne la connaissais pas.

26 mai 1993

Déjeuner avec Cindy au centre-ville, après deux ans sans se voir. Dans un univers parallèle, on serait peut-être un couple enflammé ; dans celui-ci, en revanche, l’étincelle n’a pas pris. Soupir.

28 mai 1993 [Paris]

Patrick m’attendait quand j’ai débarqué à Orly. J’ai failli ne pas le reconnaître. Il portait son costume en soie grise Mao. En fait, il devait se rendre aux obsèques de son oncle. On l’a déposé, puis j’ai pris sa place au volant et ramené Sandrine dans les embouteillages (la RATP faisait grève). Deux heures de voiture en compagnie de Sandrine, c’est une manière agréable de commencer la journée.

Une douche rapide, j’enfile un short et un polo (c’est l’été ici !), je baisse la capote de la 205 et je me rends chez Sally dans le quartier du Marais, où Tomi séjourne. Déjeuner avec Sally et Tomi chez Ma Bourgogne sur la Place des Vosges. Dîner avec Patrick et Sandrine, et Emmerich et Virginie.

29 mai 1993

J’ai ramené Tomi à la maison pour qu’elle rencontre Sandrine. Patrick nous a fait une visite guidée de l’Île, à Tomi et moi. Puis on s’est rendu chez Joeda pour imprimer une copie du scénario de Train pour Tomi, et Patrick et Sandrine sont restés là pour une séance photo où Sandrine portait une robe noire (Tomi a soupiré : « Ça doit être génial d’être aussi belle ») pendant que Tomi et moi allions acheter des vêtements. Dîner au Cloche-Perce, j’ai bordé Tomi et je suis rentré.

La journée suivante fut consacrée au tourisme. Musée Marmottan, puis les Halles, avec Tomi, Pete, James et Bénédicte. J’étais épuisé après tout ça, et j’ai passé l’après-midi à l’Île à jouer à Prince of Persia 2.

Tomi à propos de Bénédicte : « Elle est intellectuelle et jolie et tout, mais un peu casse-pieds. »

C’est bon d’être de retour ici. Et un peu bizarre de m’y trouver avec Tomi, Pete et James. J’ai l’impression d’être à San Francisco.

31 mai 1993

Séance de cinéma avec Tomi, Patrick et Sandrine. La leçon de piano de Jane Campion.

Comme nous marchions le long de la rue de Rivoli avec Patrick et Sandrine qui folâtraient amoureusement devant nous, Tomi m’a dit : « Bon sang, je comprends maintenant pourquoi tu fais une telle fixation sur l’amour. Même moi, ça me déprime de regarder ces deux-là. Ah, que ne suis-je, moi aussi, grande et superbe! »

Frédérique a proposé qu’on organise la fête de départ d’Aarón (et mon anniversaire) chez elle samedi.

1er juin 1993

Journée de coups de fil et de courses diverses avec Patrick ; on essaie de localiser des voitures de l’Orient-Express. J’ai parlé avec George Behrend en Écosse et envoyé un fax en Grèce.

2 juin 1993

On a roulé jusqu’à Compiègne pour aller voir la voiture du Maréchal Foch.

Ce voyage de recherche pour The Last Express est dépeint à la page 187 (chapitre 6) de ma bande dessinée autobiographique Replay. Elle donne aussi le contexte et la raison (très liée à l'histoire de ma famille) pour laquelle une voiture-restaurant de l'Orient-Express de 1914 s'est retrouvée dans une forêt au nord de Paris. Voir l'entrée de l'annexe de Replay connexe.

6 juin 1993

C’est curieux, je ne rappelle pas ce que j’avais fait pour mon anniversaire l’an dernier. Celui-ci, je ne l’oublierai pas, en revanche ; j’ai vraiment eu l’impression qu’une nouvelle année démarrait.

Pour le dîner, Sandrine et Patrick ont fait cuire un repas très spécial dans la cheminée, Pete, James et Tomi sont venus, Sandrine a servi un gâteau avec 29 bougies ; un moment festif et touchant. Ensuite, à 6 heures 30, un coup de téléphone m’a réveillé ; c’était Brian et quelques-uns des milliers de convives de la fête organisée chez Leila en l’honneur de Prince 2, qui m’appelaient pour me chanter Bon Anniversaire (en Californie, 9 heures en arrière, c’était en effet toujours mon anniversaire). Ils se sont passé le téléphone. Moi je sanglotais presque.

Le samedi soir, c’était la grande fête chez Frédérique. Il y avait Carole et son amie ; Frédérique ; Claudine et son mari, Dominique ; Dominique Biehler et Manuela, enceinte jusqu’aux yeux ; Zoé ; Isabelle, mon ancienne voisine de la rue du Four, et son petit ami Vincent (qui connaissait Xavier) ; Éric Chahi ; deux copines cubaines d’Aarón ; une Espagnole du nom de Toni, que j’avais invitée parce qu’elle m’avait rappelé quand j’avais laissé un message sur le répondeur de sa copine María, déjà retournée en Espagne ;

une copine de Toni qui a le type espagnol mais qui est en réalité viennoise ; Aarón ; Sophie, Tzadic et trois de ses amies ; Xavier et sa fiancée Gabi (qui est argentine et qui a été aussi surprise que ravie de croiser autant d’hispanophones) ; Emmerich ; Anna et Basile ; Patrick et Sandrine ; Virginie ; l’ami de Fred, Bernard (qui connaissait en fait Patrick de Casablanca)… Voilà tous les gens que je me rappelle pour l’instant.

Je regrette seulement que Tomi ne soit pas venue (elle et Pete, James, Sallie et François-Marc) ; elle était trop fatiguée.

Aujourd’hui, c’était la foire aux produits régionaux au Marais. On s’y est promené, Sandrine, Fred, Anna et moi, et, comme l’année dernière avec Jérôme, on s’est gorgé de moules, de vin blanc, de saucisson, de fromage, de foie gras et de soleil jusqu’à l’hébétude. C’était la fête des Mères.

Après l’appel de Broderbund, je me suis rendormi et j’ai rêvé que je volais.

Cet anniversaire m’a regonflé à bloc. (C’est la pleine lune, en plus.) Ça ne va pas être une année comme les autres. Les choses vont bouger, je le sens.

10 juin 1993

Une semaine de travail sur Train. Patrick et moi, assis par terre, fabriquons des cartes et des horaires, en colorions les bords avec de la gouache puis les collons sur de grandes feuilles de carton comme si nous préparions un projet pour le cours d’Histoire. On s’amuse bien. J’ai écrit 30 pages du script.

Dîner avec Lobna hier soir. Elle n’a pas changé.

Aarón est parti pour Madrid mardi, Tomi lundi.

Sandrine s’est mise à l’anglais.

Mon journal fait ici une éclipse d'un mois, pendant lequel Patrick, Robert, mon amie Stacy et moi avons sillonné les routes d'Europe, retraçant l'itinéraire de l'ancien Orient-Express au départ de Paris. Nous avons fait une halte à Munich - pas pour charger de l'or, mais pour aller voir notre ami George au Festival du Film. Nous n'avons pas pu dépasser Budapest. La guerre d'ex-Yougoslavie nous a empêchés de poursuivre jusqu'à Belgrade.

6 juillet 1993

Presque un mois que je n’ai plus écrit.

J’ai emmené Stacy à l’aéroport ce matin, puis Robert cet après-midi. Les employés chargés du nettoyage de l’aéroport sont en grève, et il y avait des tas d’ordures partout. Je me retrouve seul dans mon appartement pour la première fois depuis une éternité.

9 juillet 1993

Assis sur le quai, j’attends l’arrêt du lavoir automatique, pendant que, chez moi, George lit le descriptif de Train.

Hier soir, il y avait une fête chez Mario. Il vit dans un superbe appartement qui surplombe la Seine et d’où l’on voit l’Ile et Notre-Dame, au cinquième étage de la Cité des Arts, un complexe d’appartements pour étudiants où se logent nombre d’artistes étrangers prometteurs. Michelle Thomas est venue (voisine de mon grand-père à Rockway quand elle était enfant), maintenant adulte et employée dans une agence de mannequins à Paris. Elle se souvient mieux que moi du magazine Kooky.

11 juillet 1993

George est parti. Patrick et moi nous sommes rendus au club de modélisme de Saint-Cloud pour photographier la maquette de l’Orient-Express d’Olivier Nicolle.

Enfin seul après le départ de mes amis américains, je me suis terré dans ma chambre pendant deux jours pour travailler sur le script.

J’ai eu une illumination aujourd’hui : découper le scénario non pas par lieu, ni par ordre chronologique comme dans les scripts traditionnels (ce que j’avais commencé à faire, et ça devenait trop fouillis), mais par personnage. C’est-à-dire, écrire une espèce de mini-script pour chaque personnage à l’exception du joueur. Vous allez voir.

Et ça fonctionne ! Je me retrouve peu à peu dans ce que Ben Normark appelait le « mode travail. »

12 juillet 1993

J’ai écrit à une vingtaine de festivals de films. J’en ai manqué un paquet juste parce que je ne m’y suis pas pris à temps. C’est vraiment idiot. Il faut que je fasse plus attention ; j’ai tendance à ne pas être assez réactif, et pour Train, je ne peux pas me permettre ce genre d’erreur.

J’ai vu Fanfan avec Patrick et Sandrine (elle a fondu en larmes en pleine rue/rue Princesse/Jacques Dutronc/la nuit claire/le pont).

J’ai planifié notre voyage à Athènes pour le 18 et mon retour à S.F. pour le 25.

Ces choses dont je n’ai pas parlé : randonnée à cheval chez la maman de Sandrine près du Mans… voyage à la mer en voiture avec Stacy (Le Croisic)… retour à Paris où Robert, Emily, Becky et Samantha nous attendaient… puis le périple de Paris à Budapest en voiture, en suivant l’ancien itinéraire de l’Orient-Express… George, Greg et Dana et le festival du film de Munich…Catherine et Jacqueline à Vienne… Budapest… et retour. Deux semaines (ou trois ?) hors du temps, si bien qu’on jurerait presque que rien de tout cela ne s’est réellement passé.

14 juillet 1993

Je n’avais jamais vu le 14 juillet à Paris, alors on est descendu sur le quai pour assister à cette fête endiablée.

Hier soir, Patrick, Sandrine et moi sommes allés dîner chez Nathalie, puis nous l’avons rejointe au club ‘Paradise’ à Montparnasse où elle se produisait et, mon vieux, cette fille sait chanter. À la fin, elle a même repris « Le Blues du Businessman » rien que pour moi.

L’horloge s’est remise en marche. Mon esprit est déjà à mi-chemin de San Francisco. J’ai hâte que tout cela commence. Je vais là-bas pour démarrer un nouveau projet, une nouvelle entreprise, qui va mobiliser toute mon énergie pour au moins deux ans (c’est aussi loin que je puisse me projeter dans l’avenir).

15 juillet 1993

J’ai vu Jambon, Jambon en version française avec Patrick et Sandrine.

Les nuits sur l’Île sont tellement belles que c’en est déchirant. Le ciel, les nuages, la lune, l’eau, ce scintillement, le pont, etc. C’est trop dur. Il faut que je rentre.

18 juillet 1993

Bonne journée de travail à la Gare de l’Est. Nous avons testé le nouvel objectif à grand-angle sur une paire de trains inoccupés sur les voies 3 et 4, puis passé quelques heures agréables à la bibliothèque de l’AFAC, à sonder les mystères de l’Orient-Express. À 18 h, nous avions rendez-vous avec Monsieur Mertens, qui avait des choses à nous montrer.

J’ai dîné chez Sophie et, à 2h 30, j’étais chez moi en train de faire une sauvegarde de l’Outbound sur disquette, la vaisselle du brunch du matin, et mes bagages. À 3h30, Patrick et moi étions en route pour Roissy. Là nous sommes à la porte d’embarquement, on attend le vol pour Athènes. Patrick va chercher un café.

22 juillet 1993 [Athènes]

Patrick et moi sommes arrivés à 10 h dimanche matin et, très vite, on s’est pris le bec pour une broutille ; je crois qu’aucun de nous ne serait sorti de ses gonds si nous avions dormi la nuit précédente. Dépourvus d’une carte ou de quoi que ce soit qui ressemble à un plan, nous avons néanmoins réussi à nous débrouiller, et à 14h, nous somnolions sur une plage particulièrement sale, située en face d’un modeste hôtel le long de la route de la côte, avec les vagues qui nous léchaient les orteils.

Lundi matin, nous sommes descendus à Athènes, puis avons échangé notre voiture de location contre une Fiat Panda à toit ouvrant (indispensable par cette chaleur infernale), obtenu le permis nécessaire pour filmer et l’adresse du dépôt ferroviaire, et nous y sommes arrivés à temps pour repérer les lieux avant la fermeture à 14h30. Nous y sommes retournés le lendemain et le surlendemain, pour prendre des photos et des mesures.

Deux jours passés dans la fournaise de ce wagon-lit abandonné, roussi par le soleil implacable depuis cinquante ans, je dirais, à nous frayer un chemin parmi les décombres et la poussière, à couvrir les fenêtres de draps pour réduire les contrastes, à transpirer, à grogner l’un sur l’autre, bref, à faire bien plus ample connaissance avec ce wagon que s’il avait été en bon état et surveillé par un garde, comme celui de Budapest.

Je pense que je puis dire avec certitude que nous en savons maintenant plus sur l’Orient-Express de 1914 que n’importe qui sur Terre. Je me sens prêt pour écrire ce script.

C’était reposant de revenir à notre petit hôtel à la fin de chaque journée et de foutre le camp d’Athènes, cette ville industrielle énorme, tentaculaire et bruyante comme Mexico DF. Pendant quatre jours, on s’est reposé au bord de la piscine, on a nagé dans la mer en face de l’hôtel, on s’est lié d’amitié avec la famille qui tient les lieux (et qui vit dans la maison voisine) et avec un trio de jeunes filles qui passaient là l’été avec leurs familles. Le dernier soir, on s’est promené sur la plage avec les filles, on a regardé le soleil se coucher et chanté des chansons grecques, françaises et américaines. On s’est quitté à regret.

Notre visite du wagon-lit d'Athènes est reproduite à la page 188 (chapitre 6) de ma bande dessinée autobiographique « Replay ». (Voir l'annexe de Replay.)

25 juillet 1993 [dans l’avion]

Waw, on est vraiment bien installé, ici, en classe Business. Le champagne est si bon que j’en perds mon latin. Ça monte vite à la tête, à 10,000 mètres d’altitude.

Patrick m’a conduit à l’aéroport, on a joué Kent jusqu’à Roissy, et fait durer notre café jusqu’à la dernière minute, si bien qu’ils ont dû me biper pour l’embarquement. Je comptais bien que, dans la précipitation, ils n’aient pas le temps de faire des histoires parce que j’embarquais avec quatre bagages à main, et ça a marché !

J’emporte avec moi six mois de recherches sur l’Orient-Express. Jamais, de toute ma vie, je n’ai voyagé aussi lourdement chargé.

Les derniers jours à Paris avaient été idylliques. Patrick et moi, assis par terre, faisions des albums photos sur l’Orient-Express pendant que Stéphanie et Sandrine révisaient furieusement leurs notes en vue de leur premier job d’hôtesses de l’air.

Déjeuner avec Dany Boolauck, qui repeint son nouvel appartement pour l’arrivée prochaine de Thaïlande de sa fiancée. Il maintient son offre de créer un nouveau label chez Delphine pour moi. Je vais devoir cogiter sérieusement au cours des prochaines semaines. J’irai demander conseil à Papa, à Doug, et à Tomi.

Paul de Senneville, le patron de Dany, m’a confié qu’il me considérait, en quelque sorte, comme le père spirituel de leur jeu Flashback (actuellement #1 en Europe) à cause de l’influence énorme que PoP avait eue sur son créateur, Paul Cuisset. J’ai apprécié l’hommage.

31 juillet 1993 [San Francisco]

À mon retour, j’ai trouvé mon assurance annulée, ma voiture sans batterie, et un tas de courrier en retard et de factures impayées.

Je ne souffre plus du décalage horaire. Ça fait une semaine que m’y suis remis - lever à 5 heures et arrivée au bureau avant l’aube, jusqu’au soir. J’ai énormément avancé. J’avais trois mois d’absence à rattraper, aussi.

J’ai écrit une lettre à Rob Martyn au Canada pour lui proposer le poste de responsable produit/producteur de Train.

J’ai lu L’Art invisible, de Scott McCloud, que j’ai trouvé génial.

3 août 1993

Aujourd’hui, je suis allé choisir des meubles de bureau avec Tomi et Pete car on va aussi occuper l’espace à l’étage. C’est excitant.

Patrick a appelé. Quand il m’a passé Sandrine, elle m’a dit : « fais-moi un sourire. »

Déjeuner chez U.S. Gold. Le président, Bob Botch, avait eu mon numéro par Lori, du CES. Joli bureau au centre-ville.

Je n’arrête pas d’osciller entre cette impression d’être à découvert, tout nu et sans défense et celle d’être un surhomme. Ce n’est vraiment pas rien, de monter une nouvelle société, de lancer un tout nouveau projet.

Rob Martyn est à San Francisco. Hier soir, Il nous a rejoints pour dîner, George, Nina et moi. Aujourd’hui, je lui ai montré nos locaux et le jeu. On a dîné ensemble chez Hunan et ça s’est bien passé, mais j’ai le sentiment qu’il ne va pas me suivre. Patatras. « Il y a six semaines, le timing aurait été parfait », a-t-il dit, « mais maintenant ils sont revenus [E.A.] avec une proposition vraiment alléchante… je ne sais pas trop. » Soit. Il était clairement tenté, c’est toujours ça.

4 août 1993

J’en ai trop fait. Toute la journée, je me suis senti en train de m’enrhumer, mais je suis quand même resté devant l’ordinateur, je n’ai pas déjeuné avant 15h passées, et ne me suis pas arrêté avant 19h. Je tire trop sur la corde. Il faut que je surveille cette tendance à trop travailler et à oublier tout le reste.

Une fois rentré, j’ai été me dérouiller à la salle (première fois depuis Paris), j’ai fait les courses, cuit des pâtes, fait la vaisselle, bref, j’ai tâché de redevenir humain. Il faut que je retrouve une routine viable et que je m’y tienne.

Je suis d’une humeur vraiment massacrante. J’ai l’esprit, le corps et l’âme en lambeaux, qui gémissent à l’unisson.

7 août 1993

Je suis passé chez Broderbund pour la première fois depuis avril. Prince 2 a le vent en poupe ; 42000 copies livrées en trois mois. Computer Gaming World et VG&CE ont publié des tests très élogieux. Prince 2 sur Mac est en avance et Prince 1 s’écoule toujours à 6000 exemplaires par mois sur Mac. Tout le monde est content, donc.

10 août 1993

Mon petit monde a été complètement chamboulé du jour au lendemain. Robert est monté de L.A. On s’est vu pour déjeuner, avec Tomi et Jon Hamren, et on a discuté de monter ensemble une société de développement de jeux. Lors du dîner chez Spuntino, Robert a dit : « Si Tomi et toi êtes partants, vous pouvez compter sur moi. »

Jon est passé au bureau ce soir et on a couché tout ça sur papier, puis on a essayé de se faire une idée de combien Train et Dragon I/II/III pourraient nous rapporter sur les trois prochaines années. Ensuite, on est allé dîner au restaurant italien et on s’est rendu compte qu’on voulait tous se lancer.

À notre surprise, le seul bémol est venu de Tomi, que la seule idée de l’annoncer à Pete rendait malade. Nous avons eu toutes les peines du monde à la convaincre que tout irait bien. Trois gaillards raisonnables, la tête sur les épaules, entourant Tomi de notre amour et de notre protection.

Juste avant de partir, j’ai sorti un bout de papier et j’y ai tracé un quart de cercle, puis je l’ai passé à Robert. Il a continué jusqu’à former un demi-cercle, puis il l’a passé à Jon, qui a ajouté son quart de cercle.

« C’est quoi ce bidule cabalistique ? » a demandé Tomi quand on lui a passé le papier. « Qu’est-ce que je suis censée faire ? »

« Ce que ça t’inspire », j’ai dit. Nous la regardions tous avec intensité.

« Pourquoi vous en remettez-vous tous à moi ? » s’est-elle lamentée. Mais elle a complété le cercle. J’ai déchiré le papier en quatre et en ai donné un morceau à chacun.

« Tu as passé trop de temps en Europe », elle a dit.

11 août 1993

J’ai conduit Robert à l’aéroport ce matin. Il est vraiment surexcité par le projet. Hier, je l’ai emmené faire un tour dans S.F. en décapotable. « Qu’est-ce que je fiche à Boston ? », répétait-il. Il va essayer de convaincre Julie d’interrompre son stage de comptabilité en entreprise.

C’est tellement génial que Robert nous rejoigne à S.F. que je n’ose pas y croire ; j’ai très peur que quelque chose vienne tout faire capoter.

On va lever 3 millions de dollars, recruter Glenn Axworthy, et faire Train et trois Dragon, tout ça en deux ans.

« Dragon » désignait une série de jeux éducatifs que Tomi développait avec Pete. Les récits présentaient un adorable dragon dans une sorte de livre d'enfant interactif.

12 août 1993

J’ai dîné avec Jon ce soir, juste nous deux pour la première fois. Chez Moose. On s’est contenté de bavarder et de faire connaissance.

Quelques belles avancées dans Train aujourd’hui. J’ai l’impression que je ne m’étais plus penché sur le design depuis des jours. Et ce n’était pas du luxe ! Nouveau concept : une grande case et une petite. Ça tient la route.

14 août 1993

Déjeuner avec Katie Povejsil à Palo Alto. Acceptera-t-elle de produire Train ? Je l’espère.

Jeudi soir, on est monté aux Headlands pour voir la pluie d’étoiles filantes. Stacy a fait venir Tim et Derek pour nous tenir compagnie. On a bu une bouteille de vin en observant le pont nimbé de brouillard, un spectacle assez prodigieux en soi. On n’a pas vu une seule étoile, évidemment.

Tomi et Jon sont venus au bureau aujourd’hui, et on a parlé affaires. Jon a émis de sérieuses réserves sur le projet d’accord, plus précisément sur le fait que Tomi et moi percevrions des royalties. Il pense que ça fera fuir les investisseurs. On se revoit demain.

J’ai passé cinq heures seul au bureau, à me casser la tête sur l’interface de Train.

16 août 1993

J’ai passé la journée de dimanche au bureau. Je déborde d’énergie pour travailler.

Aujourd’hui j’ai pris une décision (à confirmer) qui va changer le futur de Train : construire le jeu dans un environnement 3D, comme Myst, et utiliser le lancer de rayons (ray-tracing) comme technique de rendu. Je n’y connais rien ou presque, mais c’est la bonne façon de faire, j’en suis convaincu. Robert va peut-être faire le déplacement pour m’aider à démarrer.

Newsweek a dit du bien de Prince 2.

18 août 1993

Dîner à Sausalito hier soir avec Doug, Jon et Tomi. On sent que le projet est en train de décoller.

J’ai appelé Rand et Robyn Miller et je me suis invité à Spokane pour m’initier auprès d’eux à la modélisation 3D la semaine prochaine. Jon m’accompagnera pour les rencontrer et mieux comprendre comment fonctionnent les labels associés dans le jeu vidéo. Ce dont ils ne se doutent pas, c’est que Jon envisage de les intégrer à notre écurie d’artistes. Les Artistes associés.

21 août 1993

Mark Moran, le programmeur de 18 ans que j’avais rencontré à la CGDC, m’a rendu visite. C’est effrayant à quel point il me fait penser à moi, au même âge.

Quand j’ai parlé de lui à Robert, il m’arrêté et m’a dit : « Attends une minute ; c’est l’histoire de ma vie que me tu racontes, là ! »

Mark n’a pas de références et n’a jamais travaillé comme programmeur. Mais c’était pareil pour moi avant Karateka, ou pour Robert avant Gumball. Je pense que lui et son partenaire Noel pourraient bien être les deux jeunes programmeurs doués aux dents longues que je recherche, justement.

Robert s’envole de Boston demain, pour venir m’aider sur Train pendant deux semaines.

La nuit dernière, j’ai rêvé de Patrick, et il me disait avec regret : « J’aime bien Robert, Tomi, et Sam, et tous tes amis… mais j’aimerais tellement que tout redevienne comme avant, quand on était simplement amis… avant qu’on commence tous à travailler pour toi. » Mon cœur a répondu à ma place : « Moi aussi. »

22 août 1993

Mark Moran est repassé nous voir. Robert donne sa bénédiction. Je crois que je l’ai trouvé, mon programmeur.

28 août 1993

Il y a du neuf, et beaucoup.

Je viens de rentrer de Spokane, où Robert, Jon et moi avions pris l’avion pour rencontrer les gars de Cyan, Rand et Robyn, et nous initier à la modélisation 3D.

Ça en valait cent fois la peine. On a passé la nuit dans une station de plaisance sur le lac d’Alene en Idaho, appelée Le Cœur d’Alene. Là, de retour à S.F., on n’a qu’une hâte : mettre tout ça en musique. Robert m’épaule en tant que consultant pour la période de démarrage et il me facture 7500 $ par mois (gloups).

Tomi et Doug sont en voyage à Aspen.

Côté business, il y a aussi du nouveau : Tomi a conclu un accord pour racheter à Pete ses parts de Dragon. La nouvelle société (« Big Time » ? « Black Cat » ? « Alley Cat » ?) chapeautera donc Train, une production de Tomi, peut-être une de Robert, et peut-être aussi Prince 3, que je suis en train, au culot, d’essayer d’arracher à Broderbund. Robert va venir s’installer ici dans l’espoir que tout se passera bien et que sa présence y contribuera.

Je vais commencer à démarcher pour vendre les droits de Train pour un portage sur console et une commercialisation en Europe ; ça me permettra de financer le développement jusqu’à ce que l’argent du capital risque arrive.

Il faut que je trouve un moyen de lever des fonds pour janvier au plus tard. À ce moment-là (si tout se passe comme prévu), j’aurai dépensé 300.000 dollars, ce qui ne me paraît pas un risque insensé pour un tel projet (j’en ai 700.000 en banque actuellement, et je pense qu’on en aura pour un million en tout). Reste à convaincre le grippe-sou en moi, qui répugne à envisager une telle dépense.

On verra.

1er septembre 1993

Sam est venu donner un coup de main pour le déménagement à l’étage. Ça n’a pas traîné ; nous étions installés au grenier avant l’heure du déjeuner. Mark est venu ensuite et nous a aidés à bousiller notre 486 en y installant un nouveau disque dur.

2 septembre 1993

Robert est parti pour Boston ce matin. Il revient mercredi. Pour de bon, cette fois !

Rebondissement dans l’affaire Dragon : hier, Tomi était résolue à convaincre Pete de lui vendre ses parts, mais elle est remontée me voir en larmes en me suppliant de trouver une solution. Pete et moi avons donc eu une longue conversation. Il me dira demain s’il accepte ou non ma proposition d’accord.

La question de Dragon nous empoisonne l’existence depuis plusieurs semaines. Jon, Robert et moi sommes sur le point de craquer. Nous adorons tous trois Tomi, mais ce cirque ne peut plus durer.

Telle que je la vois, cette nouvelle société est une voie de salut pour la carrière de Tomi ; elle excelle dans son métier, mais elle a besoin qu’on la protège et qu’on la soutienne, qu’on la couve même, faute de quoi tout ce talent finira par s’évaporer sans laisser de trace, tout au plus un souvenir pour ceux qui l’auront connue. Voilà pourquoi Pete et elle, ça ne fonctionnait pas. Je me sens en partie responsable de la situation, parce que je ne peux pas m’empêcher de penser que j’aurais pu être plus ferme et persuasif quand elle a ignoré mes conseils et ceux de Jon.

Si on arrive à monter cette société, elle disposera d’un espace où elle pourra créer, sans plus devoir porter le monde entier sur ses épaules - ce dont elle est manifestement incapable, comme l’atteste le fiasco avec Pete. Rien à faire : travailler en partenariat, c’est très souvent délicat.

Mais c’est comme ça. Moi qui voulais de l’animation dans ma vie, je suis servi ! Plus de voyages en France à prévoir dans l’immédiat.

La demande de permis de travail de Patrick est en cours.

Je suis sur le point d’engager Mark et Noel pour programmer Train.

Katie Povejsil est revenue de France. J’espère la convaincre d’accepter de devenir la responsable produit de Train.

Robert est engagé comme consultant technique au moins pour les deux prochains mois.

John Baker m’a appelé pour répondre à ma lettre, où je lui demandais de pouvoir développer Prince 3 indépendamment et de le sortir sous un label affilié à Broderbund : « on en reparle après le 6 septembre. » (Labor Day, NDT)

Carl Oman, le mari de Feyna, est partant pour créer les modèles 3D de Train. Le problème, c’est qu’il ne peut pas s’y mettre à plein temps (il a un job) et, plus gênant, je ne suis pas sûr qu’il soit à la hauteur.

On perçoit les craquements de la glace qui retenait ces grandes roues ; le train s’ébranle enfin.

5 septembre 1993

Je suis allé chez Tomi et Doug à Fairfax hier soir pour dîner. Ils ont splendidement rénové la maison ; on ne la reconnaît pas. Nous avons parlé de l’Avenir. Ou plutôt, Doug et moi avons parlé de l’avenir de Tomi, cependant qu’elle attendait, anxieuse, qu’on prît les décisions. Ça m’a rappelé Le Parrain tellement c’était macho à outrance. Doug et moi avons une égale tendresse pour Tomi.

Carl est passé pour le déjeuner aujourd’hui (un sandwich chez Mario) et je lui ai donné quelques trucs à faire. Un test.

Vendredi soir après la fête de Cathy, Sam et moi sommes allés au 181. Quelqu’un s’est fait tirer dessus sur le trottoir juste devant alors qu’on était à l’intérieur. Franchement, fréquenter les boîtes, ce n’est plus pour moi.

On dit que l’amour est folie. En ce moment, il faut que je voue toute ma folie à Train et à la nouvelle société.

7 septembre 1993

J’ai vu Europa, recommandé par Nicole :

  • Chubinov devrait régler la bombe pour qu’elle éclate sur un pont
  • Il devrait faire un discours sur l’ignominie des puissants, qui vont mener le peuple à la guerre et verser son sang pendant qu’eux continueront à s’enrichir et à s’engraisser. « Qu’importe la mort d’un homme, de cent hommes même, si par leur exemple nous pouvons en sauver des millions ? » Tatiana, horrifiée, ne le croit toutefois pas capable d’un tel acte
  • L’image devrait-elle légèrement trembler en permanence ?
  • Devrait-on filmer dans un train en marche ?

Contrat signé avec Mark. Tout roule de ce côté.

Ça ne va pas être une partie de plaisir.

Il faut que je m’impose une discipline stricte et que je sois organisé. Seul, je n’y arriverai pas. Il faut que je m’entoure des bonnes personnes, qui m’empêcheront de m’égarer.

Réaliser un film, ça serait du gâteau comparé à ce que je m’apprête à faire.

9 septembre 1993

Brian, Bruce et Seth (vice-responsable produit chez Broderbund) sont passés et on a regardé Waiting for Dark. On a dîné ensuite chez Caffé Sport.

Tomi et moi avons fait du bon boulot sur l’intrigue hier.

Carl est venu montrer ses brouillons de modèles 3D aujourd’hui. Je veux toujours croire qu’il pourrait se surpasser et livrer un truc génial…mais ce n’est pas ce qu’il a fait, et ce n’est pas bon signe. Je ne crois pas qu’il soit notre homme.

J’ai parlé à Patrick et Sandrine. J’ai l’impression que Patrick m’en veut de lui avoir fait miroiter une nouvelle vie pour ensuite le laisser tomber. Que faire ?

15 septembre 1993

Robert est arrivé dimanche. Depuis lors, on n’a pratiquement pas arrêté de travailler et de jouer ensemble.

On a organisé une fête pour l’inauguration du nouveau bureau à l’étage samedi soir. Ce qui est génial avec les fêtes, c’est qu’elles sont un excellent prétexte pour appeler des gens à qui vous n’avez pas parlé depuis des années.

Aujourd’hui, Robert et moi avons acheté des fournitures et des meubles de bureau. Par un hasard extraordinaire, sur le coin devant la librairie McNally dans Market St., je suis tombé coup sur coup sur ma copine de fac Letitia et sur mon ami de lycée Ayman. Maintenant, Robert doit se dire que je suis connu comme le loup blanc, à San Francisco !

Le gars de Pacific Bell qui a installé le téléphone hier a vu la boîte du jeu et s’est écrié : « Tiens, Prince of Persia ! »

Noel a débarqué de L.A. Lui et Mark sont venus dîner hier. Il a pris un appartement à Berkeley aujourd’hui. Il a signé le contrat, sur quoi nous avons tous partagé une bouteille de champagne.

Quand nous sommes retournés au bureau, un courrier recommandé de l’avocat de Pete nous attendait. Y a d’la joie…

J’ai rempli ma déclaration fiscale de 1992. Tout arrive…

20 septembre 1993

La fête a continué jusqu’à trois heures du matin. Même Sam pense qu’on a assuré. 80 personnes au moins étaient présentes, probablement bien plus.

  • Mark Moran en train de faire des cabrioles dans le corridor. Il fait partie de ces gens qui feraient mieux de ne jamais boire. Bon à savoir, ça, surtout quand ça concerne des gens avec qui vous travaillez. À un moment, j’ai vraiment cru que Brian Eheler allait l’envoyer au tapis
  • Marilynn et Letitia qui dansent
  • Gina Smith, que je n’avais pas revue depuis l’aéroport de Las Vegas lors du CES, lance un magazine de jeux micro et veut faire un article sur moi. Je l’ignorais, mais elle connaît Matt Ocko, l’ami de Robert
  • Mark qui demande à Doug Carlston après avoir bavardé avec lui pendant une heure : « Bon, et qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Doug lui a répondu, mais rien à faire, Mark a refusé de le croire

Je travaille comme un forçat.

24 septembre 1993

On a très bien avancé sur Express avec Mark et Robert et le tableau blanc. Pareil pour la nouvelle boîte aujourd’hui, on s’est retrouvé à quatre dans la même pièce pour la première fois depuis des semaines.

Réunion à Broderbund avec Brian, John Baker et Ken pour discuter du sort de Prince 3.

Dany Boolauck a reçu ma lettre et m’a rappelé ; il fera un saut à SF dans trois semaines pour me voir.

J’ai fait venir Nicole pour lui présenter le projet, elle est totalement conquise. Elle est prête à lâcher Broderbund pour le faire. « Tu me sauves ! » a-t-elle dit.

27 septembre 1993

Patrick est arrivé samedi soir. Robert et moi l’avons récupéré à l’aéroport.

Dimanche, c’était le festival de blues. On y a retrouvé Brian, Maggie et Rob et on a profité du soleil toute l’après-midi. Maria était là aussi, avec deux copines. Elle est chouette.

Sur les recommandations de Rix Cramlich, j’ai été rencontrer Donald Grahame, spécialiste des modèles 3D. Ses réalisations m’ont retourné la tête. « C’est une sorte de génie un peu cinglé, » m’a dit Robert. Il me le faut. Je suis même prêt à lui offrir un pourcentage sur les ventes.

Nicki pensait rester chez Broderbund encore trois semaines pour pouvoir toucher sa prime de fin d’année (environ 2000 dollars), alors je lui ai proposé 2000 dollars pour qu’elle démissionne tout de suite. Elle était ravie. Elle s’est exclamée : « C’est canon ! Je rêvais qu’il m’arrive un truc comme ça !»

C’est chouette d’avoir une fille dans l’équipe. C’est pas un gars qui dirait : « c’est canon ! »

Bonne journée aujourd’hui. L’arrivée de Patrick semble avoir donné au projet une nouvelle impulsion, presque mystique. Tout se met en place ; les choses bougent.

On ne peut pas en dire autant de la nouvelle boîte, de Dragon et de Tomi, hélas. Elle et Jon ont le moral à zéro en ce moment.

30 septembre 1993

Don Grahame,

Nicole,

Maria,

“She Blows Bubbles From the Fire Escape,”

rotoscope

maquillage d’Arlequin

5 octobre 1993

Je n’arrête pas.

Festival de blues, Tito Puente, Paco de Lucía

María

Le rotoscoping fonctionne mieux, je crois qu’on a trouvé le truc.

9 octobre 1993

Ce matin, j’ai déposé Patrick à l’aéroport. On a passé la journée à nettoyer avec Robert, fait la lessive, toutes ces tâches domestiques apaisantes qu’on avait délaissées pendant le rush des dernières semaines. J’ai même emmené la Saab au car-wash pour la première fois depuis son achat (en janvier !)

Je n’ai plus écrit grand-chose depuis l’arrivée de Patrick. Pas qu’il ne se soit rien passé, au contraire; on a passé les journées à travailler et les nuits à faire la fête, et je n’ai donc pas trouvé le temps de m’arrêter pour réfléchir.

Hier, c’était le tournage d’essai au théâtre Artaud, prévu de longue date. L’éclairage a posé problème (l’endroit n’était pas correctement configuré pour le type d’éclairage doux, uniforme et sans ombre, dont nous avions besoin) ; mais à d’autres égards (costumes, maquillage, acteurs, caméras) ça c’est bien déroulé. On verra demain ce que ça donne.

C’était super d’avoir Patrick ici. Au-delà de son aide pour le tournage, son arrivée m’a donné de l’énergie, m’a donné confiance et a renforcé mes liens à la France. Malgré tous ses charmes, il manque à San Francisco certains éléments qui sont cruciaux pour mon bien-être psychique à long terme. Je suis prêt à passer quelques années ici, même à m’y établir, mais je dois rester connecté à Paris, et pas seulement en tant que touriste. Je dois trouver un moyen d’organiser ma vie pour pouvoir passer de longues périodes là-bas.

La décision de lancer, ou non, cette société se fait plus pressante. On en a discuté sérieusement avec Patrick. Tomi, Jon, Robert et moi avons multiplié les réunions. Même Doug m’a prodigué des conseils (prudents) quand nous sommes allés diner à Fairfax. Idem pour Tom Marcus.

Dany vient mardi.

On a trouvé un espace de bureau à louer.

Glenn Axworthy est excité à l’idée de nous rejoindre (comme le serait sans doute la moitié de Broderbund).

De plus en plus, je pense que l’idée d’un label affilié pourrait bien marcher, mais ça nous imposerait de postposer la décision jusqu’à ce que Robert et Tomi aient suffisamment progressé sur leurs projets. D’ici-là, on peut se partager l’espace de bureau (et les ressources, tant artistiques que de programmation), et se répartir les royalties de nos projets, tout en gardant ceux-ci séparés.

On est passé tout près de faire ça de l’autre manière et j’ai paniqué. J’ai pris conscience que j’y troquerais ma liberté, sans trop savoir contre quoi je l’échangerais. Je n’y pensais plus, mais ça mérite d’être dit: si Tomi et Robert n’étaient pas mes amis, jamais je n’aurais même envisagé un tel deal.

13 octobre 1993

Il y a eu pas mal de mouvement depuis samedi.

Lundi a été notre Lundi noir, le jour où j’ai annoncé à Tomi et à Jon que je me retirais du projet de monter cette startup de label affilié. Robert était déjà au courant et Jon n’a pas eu l’air étonné, mais Tomi l’a très mal pris. Je me suis senti minable. Elle m’en veut toujours farouchement. Je sais que c’était la meilleure chose à faire, mais, mon vieux, il faut l’assumer ! J’en suis encore malade.

Dany est venu hier et on a passé toute la nuit à discuter de comment financer Express et Prince 3. Alors que nous dînions au Royal Thai, Tomi et Robert sont arrivés et nous ont surpris. Il y a eu un certain malaise, mais il a fini par se dissiper.

Aujourd’hui a été un de ces jours où le projet a vraiment avancé. Robert a installé et démarré le nouveau serveur, « Winona ». J’ai mis sur pied un plan d’ensemble à six mois. On est resté au bureau jusqu’à minuit.

15 octobre 1993

Je crois que j’ai pris la bonne décision. Je n’ai aucune envie de me lancer dans l’édition. En tant qu’auteur, je me suis très bien débrouillé. Je fais ce que j’ai envie de faire, je suis libre, je n’ai de comptes à rendre à personne. Le label affilié aurait été une charge supplémentaire énorme, et pour quelle contrepartie, finalement ?

Quand j’y repense, celui dont j’avais vraiment besoin, c’est Robert. C’est surtout grâce à lui que le jeu du train s’est concrétisé. Les 7500 dollars que je le paie chaque mois (gloups !), il les vaut.

Je perçois tout à coup clairement ce que je devrais faire : monter un studio de développement – appelons-le Smoking Car – pour créer mes propres jeux. Express et Prince 3, pour commencer. Je n’ai pas envie d’embrouiller les gens en essayant de créer des jeux éducatifs en même temps, ou en présentant le studio comme un « groupe d’artistes associés ».

Comment Robert s’y retrouvera-t-il ? Il aura des revenus intéressants (c’est un bon début), et une plateforme à sa disposition pour développer un jeu à lui. Quand Train sera terminé, on disposera d’un moteur de jeu et d’une organisation qui ne demandera qu’à servir, et je serai ravi de prendre un congé sabbatique de six mois pendant que Smoking Car développera son prochain titre, « xxxx, un Jeu de Robert Cook ». Après ça, ce fichu studio aura peut-être pris suffisamment de valeur, et on pourrait même avoir besoin de recruter un autre créateur de jeux pour me seconder, qui sait ?

En attendant, je vais me lancer dans Prince 3 afin de faire grandir l’équipe (pas plus de 12-15 personnes pour commencer) et d’aider à couvrir les frais fixes pendant qu’on continue le développement d’Express. Pour le mois de mars, j’aurai trouvé un accord de financement pour Express, ce qui me permettra de réduire le risque financier que j’assume seul en ce moment.

Je ne cherche pas à m’enrichir. Distribuer des royalties et payer des salaires élevés, je le fais sans sourciller. L’important, c’est que l’équipe fonctionne bien et que les produits soient de bonne facture.

On va bien s’amuser !

23 octobre 1993

Tout s’est arrangé pendant la semaine où Lobna était là. On a trouvé un bureau. Tomi et Pete se reparlent et on dirait bien qu’ils vont finir par trouver un accord. J’ai fait une proposition à Ken et Brian pour Prince 3 (à un restaurant thaï à Novato, avec Lobna à mes côtés) et ça s’annonce bien aussi. Jon occupera le bureau avec nous.

Aujourd’hui, Tomi et moi avons eu notre première vraie discussion depuis des lustres, et j’ai trouvé un plan qui a l’air de convenir à tout le monde pour développer Dragon via Smoking Car. J’ai même des chaussures neuves !

26 octobre 1993

J’ai conduit Lobna à l’aéroport samedi matin et l’ai accompagnée jusqu’à son avion pour Paris. Après son départ, comme son absence me pesait beaucoup, je me suis consolé en prenant la route vers le nord jusqu’à la Pointe de Reyes, à la mer.

Robert a emmené Julie en week-end mais ça s’est mal passé. Il est d’une humeur massacrante. Il n’a toujours pas trouvé d’appartement.

29 octobre 1993

Nuit tiède, pleine lune, fenêtre ouverte. Lettre d’Aarón de France.

On déménage la semaine prochaine au 414, Jackson Street. 200 mètres carrés d’espace de bureau de qualité. On entre dans la cour des grands !

Robert est de retour chez moi, après un stage à Fairfax. Tomi, lui et moi avons décidé de faire une retraite à Aspen ce week-end, pour plancher sur l’histoire.

10 novembre 1993

Je pourrais remplir un livre entier avec tout ce que j’ai manqué d’écrire ces 12 derniers jours.

Pour l’essentiel : retraite avec Robert et Tomi pendant un week-end à Aspen, Colorado, dans un chalet à l’intérieur du Wildcat Ranch. Ni téléphone, ni électricité, ni voisins.

On a conduit jusqu’au lieu de la future maison de Doug et on y a vu les prémisses de la pose des fondations. Ça va être génial ! 2000 mètres carrés, ressemblant sûrement à ce que ça devait être il y a 100 ans et sans doute aussi dans 100 ans.

De belles nuits froides et étoilées, avec un ciel dégagé ; un cerf, un wapiti et même un lynx. Foyer au propane, lanternes au propane, sous-vêtements longs et chaussettes en laine sous les couvertures. On a réalisé un énorme travail sur le développement de l’histoire.

Nous sommes rentrés hier. Aujourd’hui, déménagement. Je n’en reviens pas, que tout se soit passé si vite ! En 24 heures, nous sommes passés d’un bureau parfaitement opérationnel sur 725 Greenwich à un bureau (quasiment) parfaitement opérationnel sur 414 Jackson. Des téléphones, des bureaux, des étagères, un nouvel ordinateur pour Nicki, un nouveau fax. D’un seul coup, nous avons de la place pour respirer. Nous sommes six (Robert, Jordan, Tomi, Nicki, Noel et Jon) et pourrions recevoir six personnes de plus sans effort. C’est un très bel espace.

15 novembre 1993

Grand-Papa et Grand-Maman sont en visite. Je les ai récupérés à l’aéroport, on a dîné ensemble chez Ernie. Je suis rentré avec un demi-litre de vin dans les veines, et j’ai passé deux heures au téléphone, à appeler tout le monde et personne.

19 novembre 1993

Enfin tranquille. Grand-Papa et Grand-Maman sont partis pour L.A., Robert pour Boston, Nicki pour Hawaï. Je me retrouve seul, mais ça ne me déplaît pas.

C’est très tendu entre Robert et moi; avec Tomi, guère mieux. L’ambiance est encore cordiale pour l’instant, mais une étincelle mettrait le feu aux poudres. J’oscille sans cesse entre la fusion (« Mes amis ! Je les aime ! J’ai tellement besoin d’eux !») et le délire paranoïaque où ils me vampirisent, tant financièrement que moralement. La semaine dernière, j’ai eu le malheur de préparer une « liste des priorités » pour Robert ; ça l’a fait disjoncter. Tomi m’a engueulé à son tour. En gros, nous sommes trois boules de colère contenue, réagissant au quart de tour à la moindre provocation, réelle ou imaginée. Dois-je les traiter comme mes partenaires ou comme mes employés ? Il est là, le problème : ni eux ni moi ne sommes prêts à accepter les inconvénients de l’un ou de l’autre régime, apparemment.

Ça s’arrangera quand Robert reviendra de Boston et qu’on renégociera son contrat. Il faudrait qu’il soit engagé à long terme, avec un pourcentage sur les ventes à la clé. Une des raisons pour lesquelles c’est tendu en ce moment, c’est qu’il me facture ses services de consultant 7500 dollars par mois.

Je suis conscient que ces craintes -qu’on profite de moi, d’être trop exigeant ou trop critique- sont dangereuses et que, si j’y cédais, ce projet pourrait rapidement virer au cauchemar. Tomi et Robert sont pareils à des plantes ; ils se nourrissent de chaleur et lumière. Plus je leur ferai confiance, plus ils redoubleront d’efforts pour s’en montrer dignes.

D’un autre côté…

On se marre bien, quand même. Il m’arrive souvent d’être simplement heureux et tellement excité aussi…

Ça va être deux années passionnantes.

21 novembre 1993

Je viens de regarder Casablanca. Je n’avais pas l’intention de le regarder en entier, mais impossible de m’arrêter. Je l’ai vu un nombre incalculable de fois, et il m’émeut toujours autant. On pourrait en faire, des chefs-d’œuvre, avec tout ce que Hollywood a oublié depuis sa sortie !

Il faut retravailler l’histoire d’amour dans Express. On doit en faire quelque chose de plus qu’une simple question d’hormones. Il faut qu’il y ait un lien fondamental et infrangible entre Anna et Cath, qui les isole des autres passagers du train et qui les unisse même quand les circonstances les opposent.

24 novembre 1993

La vie continue à ce rythme effréné.

Don Grahame est rentré d’Europe avec 30 bobines de film et un tas de bouquins sur les trains, glanés dans les librairies de Londres (« c’était sur mon chemin »). Hier, il nous a fait visiter sa maison, à Tomi et à moi. Tomi a soupiré : « A-t-on déjà vu être humain plus parfait, plus magique ? »

Des maquettes de trains miniatures sont arrivées d’Allemagne. J’en ai confié deux à Donald.

Je fais encadrer tous les posters. Aujourd’hui, Tomi et moi avons reçu l’aide d’Andrew pour suspendre la carte d’Europe de 1914, en quatre parties.

J’ai loué L’attaque du grand train et San Francisco (avec Clark Gable). Bon film.

Série de discussions autour des licences. Dany, John Eaton, Dominic et John Kavanagh de Domark, Steve (l’ami de Jon Hamren). On rassemble des informations.

Beaucoup travaillé sur le script.

Noel avance bien. Le test d’animation rotoscopique tourne à 15 images/s. C’est un début.

Je négocie âprement avec Broderbund pour Prince 3.

Robert a appelé de Boston plusieurs fois. Il s’ennuie de nous.

Dans son premier numéro, le nouveau magazine Electronic Entertainment a parlé de moi…en bien.

26 novembre 1993

Thanksgiving à Fairfax avec Tomi et Doug. Noel a particulièrement apprécié le feu qui brûlait dans l’âtre, pour la chaleur et la convivialité qui s’en dégageaient. Je l’ai invité chez moi ensuite, et on a bavardé autour d’un verre de porto jusque tard dans la nuit.

J’ai commencé à me sentir patraque aujourd’hui, alors je suis rentré, je me suis mis au lit et j’ai lu les 200 premières pages de Les Ambassadeurs.

Ce livre me donne une envie irrépressible de retourner à Paris pour ne plus en revenir. Il faut que je le fasse, une fois Train et Prince 3 sortis. Je devrai passer au moins six mois là-bas. Pas question de laisser la partie française de mon être s’étouffer puis s’éteindre.

29 novembre 1993 [Bilbao, Espagne]

Arrivée à Madrid à 7h30 ce matin – je veux dire hier. Aarón et moi avons passé la journée à nous balader dans la brume madrilène, après quoi nous avons pris un succulent déjeuner avec son ami Juan Manuel, puis il m’a fait monter dans le bus pour Bilbao. J’ai dormi tout le trajet (je ne me suis même pas réveillé quand ils ont passé Le Dernier des Mohicans, doublé en castillan) et me voilà, seul dans ma chambre d’hôtel dans une ville nouvelle et sans avoir rencontré personne (à l’exception de ces gens sympas du festival de films, qui m’ont appelé un taxi à la station de bus et qui l’ont envoyé à mon hôtel après avoir réglé la course).

Ça fait drôle de repenser à ma première arrivée en Espagne il y a deux ans et de me rendre compte de combien j’ai changé depuis lors. Où étaient passées mon audace, ma fougue et mon côté rentre-dedans pendant ces mois-là ? Quand j’y repense, on aurait presque dit que je me comportais comme un pénitent en quête d’absolution, s’imposant une dure épreuve pour en sortir édifié. Pour autant, ce n’est pas comme ça que je le vivais à l’époque. Étrange.

Quel qu’ait été l’instinct qui m’a poussé à quitter l’Espagne pour la France, je me félicite de l’avoir suivi. Sans que j’en eusse conscience, je cherchais les influences – de personnes, de lieux – dont j’avais besoin pour me construire tel que je voulais devenir.

Je me demande bien ce qui me sautera aux yeux d’autre, dans deux ans, avec le recul ?

9 décembre 1993 [San Francisco]

Maintenant que Mark nous a rejoints au bureau (depuis hier), il y règne une effervescence nouvelle. Don et Nicki se démènent sans compter. L’énergie créatrice déborde, se diffuse et nous rapproche, nous unit. Seule absence notable : Tomi (aux Bahamas avec Doug).

Nouvel échange de fax avec Broderbund pour Prince 3. Je suis vraiment content de ma lettre. Si ça ne passe pas cette fois-ci, je jette l’éponge. Mais je pense qu’ils vont dire oui.

On en a parlé avec Robert ; si Prince 3 ne se fait pas, on se rabat sur le plan B : on se concentre sur Express jusqu’au printemps, puis on part sur un jeu d’arcade-action original, financé par une avance d’un grand nom comme EA, qui sortirait en ’96.

J’espère vraiment qu’on fera Prince 3, cela dit.

Entretemps, j’ai reçu un appel complètement inattendu de Caravan Pictures, la boîte de Joe Roth à Los Angeles, pour discuter de la possibilité d’adapter Prince of Persia pour le grand écran. Très excitant ! Jon et moi leur avons expédié un maximum de matériel par colis aujourd’hui. J’ai mis Mark Netter au courant, il est partant pour co-écrire le script avec moi au besoin. On croise les doigts. C’est loin d’être fait, je sais, mais si ça se concrétise, ça pourrait être une véritable mine d’or !

La fête donnée à l’occasion du lancement d’Electronic Entertainment a eu lieu mardi. J’ai bien fait d’y aller. J’y ai croisé Nolan Bushnell et Jeff Braun, et quelqu’un de chez EA, qui m’a promis d’essayer de me recruter. J’ai même obtenu le numéro de la jolie cascadeuse qui avait le rôle principal dans le jeu Critical Path. Il y avait une plaque sur le mur avec des citations, dont une de moi, assez idiote, sur le futur du jeu vidéo.

14 décembre 1993

En pleine écoute du nouvel album de Tom Waits que j’ai acheté hier soir avec Robert. On est rentré de Tower Records sous la pluie, protégés par le parapluie rouge de Tomi. On a achevé la bouteille de porto et échangé sur les femmes, jusqu’au moment où il a fallu choisir entre ouvrir une nouvelle bouteille et ramener Robert chez lui.

Tomi est de retour. On a dîné chez Il Fornaio hier soir, juste elle et moi, sous la pluie. Aujourd’hui, on est allé acheter des cadeaux de Noël pour tout le monde.

Au bureau, les choses s’officialisent de plus en plus. Nicki a fait des tests graphiques encourageants ; Mark et Noel cherchent un appartement à louer en ville. J’ai donné procuration à Robert pour être co-titulaire du compte en banque de Smoking Car.

19 décembre 1993 [Cuba, La Havane]

Dans le séjour de la maison des Yelin, au plafond altier : sol entièrement carrelé, plafond en plâtre, chaises en bois sombre aux dossiers imposants, murs couverts de tableaux et d’objets fascinants. Cette intense et douce lumière cubaine qui filtre par les stores vénitiens. C’est incroyable d’être ici.

« Bonne nouvelle tout le monde ! » a dit Yoana gaiement après l’excitation des retrouvailles. « Depuis hier, il n’y a plus d’eau. » Il n’y avait pas de courant non plus, puis il est revenu par surprise quand Yoana a prononcé les mots magiques : « on joue un excellent film cubain »

La Havane le soir est lugubre, une ville silencieuse où les vélos et les piétons surgissent de la pénombre sans se laisser voir avant d’être quasiment sur vous. Les quelques rares voitures et éclairages routiers sont là pour ponctuer cette impression d’étranges ténèbres qui ressemblent à un désert la nuit, à ceci près que vous êtes dans une ville et qu’il y a des gens tout autour de vous, invisibles pour la plupart. On a marché jusqu’au cinéma et vu qu’il était bondé, alors on a décidé de poursuivre jusqu’à la maison de Fabito (Viera), craignant à moitié de le surprendre avec sa copine ; mais il était seul, donc nous nous sommes assis sur le balcon et avons discuté jusqu’à ce que Yoana soit assez fatiguée pour rentrer.

San Francisco et Smoking Car sont trop loin pour s’en soucier.

20 décembre 1993

On est repassé sur la candidature de Yoana à Yale avant et après le dîner, et je dois dire qu’on tient le bon bout. Je l’ai encouragée à reprendre sa lettre de motivation. Elle commence pas mal, mais le tout manque de punch.

Bon sang. J’espère qu’ils la sélectionneront. Sa vie en serait transfigurée. J’ai peur de lui donner de faux espoirs.

Enrique Pineda Barnet (le réalisateur de La Bella del Alhambra) est passé avec sa mère. « Tu as fait une nouvelle conquête », m’a sussuré Yoana, moqueuse.

22 décembre 1993 [dans l’avion]

Hier, j’ai rendu visite à l’I.C.A.I.C. [NDT : Institut cubain des Arts et de l’Industrie cinématographiques] et Enrique m’a présenté au département d’animation. Il leur avait montré Prince of Persia et ils ont tous voulu me rencontrer. Une vingtaine de personnes se sont rassemblées dans une pièce pour me voir présenter le jeu. Ils m’ont bombardé de questions, comme dans une conférence de presse, puis ils m’ont invité à m’asseoir et m’ont montré leur travail pendant une demi-heure. Malheureusement, j’ai manqué Gustavo ; ça m’a chagriné.

J’ai accompagné Siomara à la maison du prof de physique de Yoana, atteint d’une hépatite, pour qu’il lui complète et signe le formulaire de recommandation. Ensuite, direction la maison du directeur de l’école pour déposer les autres documents. Tout est là, l’ensemble de sa candidature, sauf les formulaires de demande d’aide financière. Ceux-là, je n’ai pas la moindre foutue idée de comment les remplir.

24 décembre 1993 [New York]

On va avoir un Noël blanc. Il neigeait quand Sam et moi sommes sortis pour que je le conduise à la gare. Chappaqua, la nuit, sous une pluie de flocons.

Quand je passe Noël à la maison, l’un de mes passe-temps favoris est relire d’anciens carnets de mon journal ; je viens d’y consacrer une heure. Feuilleter ainsi le livre de votre vie vous procure un sentiment complexe, fait de douce nostalgie et d’une conscience aiguë de la richesse et de la fugacité de l’existence. Ça éveille en moi une sorte de fureur de vivre, qui m’exhorte à me secouer, à saisir chaque occasion, à cueillir chaque jour…

Patrick me manque ; Paris aussi.

Tous ces lieux, tous ces gens. Je voudrais pouvoir faire corps avec eux tous et les emporter partout avec moi. Il doit bien exister un moyen de vivre les choses deux fois plus intensément, de manière deux fois plus riche et plus profonde. De ne pas laisser des gens ou des lieux s’éloigner de nos cœurs simplement parce qu’ils sont loin de nos yeux.

Je veux avoir ma famille et mes amis autour de moi, je veux que tous se connaissent. Je veux en vivre un maximum, de ces moments où vous avez l’impression d’avoir vécu davantage en une semaine qu’en six mois, de ces moments de communion, d’osmose, qui vous marquent pour toujours.

J’éprouve un si grand désir de vivre.

Erich Forster nous a quittés il y a deux semaines.

Celles et ceux qui ont lu Replay, ma bande dessinée autobiographique, connaîtront Erich Forster sous le nom d'Erich Feingold. Ce cousin et ami philatéliste de mon père se réfugia avec lui à Nice en 1941.

Erich a survécu à la Shoah puis émigré aux Ètats-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Il a obtenu son doctorat à l'université Columbia de New York, comme mon père, avant de devenir un pionnier dans le domaine des diélectriques et de l'isolation électrique. Je me souviens de lui venant nous rendre visite avec sa famille dans les années 80, quand je commençais la programmation. (Il m'y a encouragé.)

Ma note dans l'annexe de Replay (chapitre 8, page 292) contient d'autres informations sur Erich et sa famille, et notamment l'histoire de son évasion d'Auschwitz telle que racontée par mon grand-père. (Attention : il vaut mieux lire l'annexe après avoir lu Replay.)

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