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2 janvier 1994
Jeudi, Linda est venue en ville avec David et Liz, et on est allé voir Miss Saigon. On a beaucoup aimé. J’avais passé la journée avec Mark Netter à réfléchir sur l’adaptation cinéma de Prince of Persia. On n’a pas déparlé pendant six heures et quelques bonnes idées ont germé. Ce scénario pourrait s’avérer très sympa à écrire.
Le vendredi 31 décembre, Oscar et Julia Neidecker-Gonzales, accompagnés de Karen et Wendy, ont pris la voiture sur un coup de tête et ont fait la route depuis DC pour nous rejoindre, Linda et moi, et aller voir Angels in America (première partie) avec nous l’après-midi. Encore un très bon moment. Ensuite, on s’est pomponné pour aller au centre-ville célébrer le Nouvel An, dans une soirée à Soho. La fête battait son plein quand nous sommes partis à 4 heures du matin, à la recherche de beignets chauds de chez Hot Bialys. Quelques instants mémorables avec des gens que je ne reverrai jamais. Je regrette juste qu’on n’ait pas pris une photo de moi avec Linda et Sam ce soir-là.
J’ai posté la candidature de Yoana à Yale sur le chemin du dîner, au bureau Fed Ex de la 8ème Avenue. Oscar a validé sa lettre de motivation. [Sa sœur] Karen postule aussi. Ça serait génial qu’elles soient prises toutes les deux !
J’ai bien profité du séjour à NY. Je n’ai pas avancé dans mon travail (cela dit, je n’ai rien fait pour), mais j’ai vu pas mal des gens que je voulais voir. Je trouve à New York beaucoup de choses que San Francisco ne peut m’offrir. Des souvenirs, principalement. Des tas et des tas. 29 ans de souvenirs.
« Au Honduras, je me sens vivante. Ici, je me sens morte,» a dit Karen (une des rares fois du weekend où elle a parlé, bien qu’elle n’ait rien perdu de ce qui s’est dit). Quand je pense à San Francisco, je comprends ce qu’elle veut dire ; très bien, même.
À New York, pour moi, tout est vivant, même les morts.
Peut-être que ça changera. Peut-être qu’il est possible de transformer votre relation à un endroit en y insufflant de la vie. Si je m’implique à 200%, si je prends tous les risques, peut-être pourrai-je me sentir vivant à SF. Et rendre SF vivante autour de moi.
La voilà, ma résolution pour 1994.
3 janvier 1994 [vol United vers SF]
Toujours en attente d’embarquer. C’est trop bête, j’aurais pu passer encore dix minutes à discuter avec cette jeune Argentine en route pour Londres, d’une beauté proprement stupéfiante. D’accord, j’avoue : si j’ai interrompu notre conversation aussi brutalement, c’est surtout parce que ça se passait tellement bien que j’ai paniqué à l’idée d’aller plus loin. Je préfère que ça reste une rencontre fugace sans lendemain, une parenthèse. Je ne suis pas aussi hardi, d’ordinaire; ici, j’ai quand même traversé toute la pièce pour aller lui parler.
J’ai perdu mon calepin avec tous mes numéros de téléphone. Bon, tant pis. On repart d’une page blanche en 1994.
4 janvier 1994 [San Francisco]
Première journée de dingue. Debout à 7h, à la salle à 8h, où Robert et moi avons sué pendant une heure et demie, puis direction le bureau pour une longue journée de remise dans le bain.
Caravan Pictures fait l’impasse sur Prince. Dommage.
J’ai lancé Nicki sur l’élaboration d’une séquence-test de dialogue (tirée du film Une femme disparaît).
Tomi est toujours obsédée par Dragon et Pete. Si elle en parle encore une fois, je sens que je vais hurler.
Robert déborde d’énergie et soulève des montagnes. Un partenaire comme lui, ça n’a pas de prix.
6 janvier 1994
Les apprentis (Mark et Noel) sont de retour.
C’était MacWorld hier. J’ai joué à Prince 2 devant des journalistes. Le jeu dont tout le monde parlait était Myst (primé aux Eddy Awards hier soir, comme Prince 1 l’avait été l’an dernier).
Après ça, Robert et moi sommes allés chez Drew Pictures (Iron Helix) pour une soirée entre développeurs comme nous. On y a retrouvé des gens de The Journeyman Project, de Critical Path, d’Alice to Ocean, et d’autres, mais pas Rand et Robyn, les héros du jour. Ça a vraiment fait du bien de rencontrer tous ces gens qui sont logés à la même enseigne que nous. On a eu l’occasion de comparer nos expériences des objectifs de vente, des éditeurs, des royalties, des avances, des budgets, etc. Retour sur terre.
Nouvel éditeur à surveiller : MediaVision.
Aujourd’hui, j’ai écrit une lettre de recommandation pour Yoana (premier jet).
Nicole a réussi à faire tourner sa maquette de scène de dialogue. Cool.
Greg a appelé de mon appartement à Paris. La Seine est sortie de son lit. Ils me manquent tous.
7 janvier 1994
24h après avoir envoyé ma demande de visa, j’ai reçu un coup de fil de l’ambassade de France. Ils avaient reçu ma demande, et d’après eux, « ils ne pouvaient, en l’état, y donner une suite favorable. » Mon interlocutrice, charmante, m’a expliqué que, comme j’avais répondu oui à la question « avez-vous l’intention d’exercer une activité rémunérée sur le sol français ? », ma demande serait rejetée tout de suite. Elle m’a conseillé de me présenter à l’ambassade afin que nous puissions remédier ensemble à la situation.
« Et puisque nous en parlons », a-t-elle ajouté, « il est absolument nécessaire que vous veniez en personne… pour nous montrer comment passer le niveau 4 de Prince of Persia. »
Une fois de plus, Prince of Persia me tire d’affaire. Je me suis montré, elle m’a aidé à faire les changements nécessaires au Tipp-Ex et m’a présenté à tout le bureau comme une vedette. Le seul problème est que, quand j’ai quitté l’ambassade, il était quatre heures passées et ma voiture était partie à la fourrière. Mais ça, ce n’était pas sa faute.
9 janvier 1994
Je suis retourné au bureau dimanche, et j’y ai trouvé les apprentis. J’ai eu pitié d’eux et je les ai invités à dîner chez moi. J’ai fait des spaghettis. Noel a préparé du pain à l’ail. On a bu deux bouteilles de vin. C’était chouette. Ils sont si jeunes ; je l’oublie trop souvent.
13 janvier 1994
Jon et moi avons pris la voiture jusqu’à Broderbund pour une réunion avec Ken, Harry [Wilker] et Ed Auer, autour de la longue table de la salle de conférence du C.A. C’était la première fois que je me trouvais dans cette salle.
Ça a été plus facile que prévu. J’ai fini par comprendre qu’ils n’étaient pas plus chauds que ça pour faire Prince 3 à la base, donc sur quoi portait notre désaccord, finalement ? Nous nous sommes quittés bons amis, avec la porte ouverte à une collaboration future, etc. Un gros souci de moins. On peut maintenant se concentrer sur Express pour un bout de temps, et Robert et moi pouvons rêver du Projet X à nos heures perdues.
Avec Robert, on se voit tous les matins à 8h pour faire du squash ou soulever de la fonte.
Express commence tout doucement à prendre forme. Je suis peut-être naïf, mais je ne me mets pas encore trop de pression. ’94 commence plutôt bien.
17 janvier 1994
Il y a eu un tremblement de terre à LA et une tempête a frappé NY. Il a fait très clair aujourd’hui, froid et ensoleillé, comme il avait fait le jour de l’anniversaire de Martin Luther King [le 15 janvier, NDT]. Robert et Julie se séparent. J’ai failli me faire emboutir par l’arrière sur l’Embarcadero, mais mon turbo et mes bons pneus m’ont sauvé.
19 janvier 1994
Robert repart à DC demain. « Quand j’y pense, je ne sais même pas pourquoi j’y vais », m’a-t-il dit. Le pauvre.
Aujourd’hui, au prix d’un effort surhumain, je me suis organisé, j’ai rangé mon bureau et imprimé les 300 pages (pour l’instant) de la Bible d’Express. Robert a installé et démarré le nouvel intranet (baptisé Hopey).
Nicki est partie pour Sundance avec Terry (victime du tremblement de terre). Jon est en route pour Dallas.
Ça va être une semaine bien solitaire, au bureau.
25 janvier 1994
Robert est de retour. Je l’ai emmené dîner au Pasha. Jilal était ravi de me revoir après une si longue absence (depuis la célébration de Prince 2). Robert m’a lancé : « on t’accueille en héros ! »
Robert a changé d’état d’esprit. Il a arrêté de se morfondre pour Julie et se sent prêt à affronter l’avenir. « À partir de maintenant, quand on sort, on SORT ! » Il a envie de prendre des cours d’italien.
Discussion animée sur le scénario avec Tomi pendant le déjeuner. C’est incroyable, plus on se prend le bec, plus il s’améliore !
30 janvier 1994
Mark et Noel ont atteint leur objectif. Robert et moi les avons emmenés dîner au Fog City Diner.
Je vais à L.A mercredi pour rencontrer un agent recommandé par Dick Gersh.
31 janvier 1994
J’ai expédié les documents d’aide financière de Yoana. Les tout derniers. Hé bien ! C’était tout, sauf une sinécure !
Jusqu’ici, j’ai dépensé à peu près 300.000$ dans Smoking Car. Parfois, je me demande avec un étrange détachement : que se passerait-il si tout le monde me laissait brusquement tomber ? J’épongerais la perte et je rentrerais en France, j’imagine. L’argent me semble aussi irréel que tout le reste.
Pour le moment, cela dit, on dirait que ça roule !
6 février 1994
Je suis descendu à LA pour rencontrer Fred Amsel. J’ai fait le tour de la ville dévastée par le tremblement de terre dans une Miata bleue décapotée.
Dîner avec George, Sue et Mario.
La semaine dernière a été exceptionnelle ; on a fait d’énormes progrès sur Express.
7 février 1994
Au retour de mon rendez-vous avec Eileen, un sourire crétin me barrait le visage, qui ne m’a même pas quitté quand, après avoir rentré la voiture au garage, je suis resté là, sous la pluie, grisé par la sensation des gouttes qui s’aplatissaient sur mon crâne. Que signifie tout ceci ?
15 février 1994
Une journée de profond marasme. Au bureau jusqu’à 22h. Hier c’était jusqu’à 1h du matin. À part le boulot, absolument rien ne va plus. Comment en suis-je arrivé là ?
17 février 1994
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste ques les nuits
Voilà qui reflète mon état d’esprit de ces derniers jours.
Je viens d’appeler Patrick. Mon royaume pour un voyage à Paris. Même d’une semaine. Il faut que je fasse quelque chose pour me secouer, me sortir ce cycle infernal de boulot-boulot et
Johnny tu n’es pas un ange
19 février 1994
Grosse journée au bureau hier : Don est rentré ! Quel soulagement ; je n’avais pas réalisé à quel point j’avais craint qu’il ne revienne jamais d’Australie. Les tests graphiques de Nicki sont prometteurs. Robert et les gamins mettent les bouchées doubles. Ce jeu va être fantastique.
24 février 1994
Je pourrais écrire 15 pages par jour sur nos (més-)aventures quotidiennes au bureau, mais ça intéresserait qui ?
25 février 1994
Mon dernier jour. J’ai donné à Nicki de quoi s’occuper pendant la semaine où je serai absent. J’ai pris la voiture jusque chez Don et passé une heure à joyeusement comparer des photos de compartiments de trains, à vérifier des numéros de voitures et à essayer de déterminer lesquelles auraient été les « nôtres » en 1914. Franchement, quel job de rêve !
Je pars pour Paris !
27 février 1994 [Paris]
Greg et Patrick m’attendaient à l’aéroport. Greg tenait une pancarte qui disait « Smoking Car ». Patrick m’a tendu les clés de la Peugeot. Je nous ai ramenés à l’Île-St-Louis sous une pluie fine, qui contrastait avec la densité du trafic. Être de retour ici est étrange, merveilleux et angoissant tout à la fois. Six mois d’absence rattrapés, le fossé comblé d’un seul bond d’11 heures à bord d’un Boeing 767.
Patrick et moi avons décidé que Sandrine devait venir à SF sur-le-champ. On est descendu dans « l’atelier » saturé de fumée bleue, où Emmerich fumait en silence étendu sur le sol poussiéreux, pour appeler Sandrine à Argentan et lui annoncer la nouvelle. Elle était euphorique. Sortir de France, elle n’attendait que ça.
Je suis celui qui apporte la lumière et l’énergie. J’arrive quelque part et les choses se mettent à bouger. C’est très chouette, d’avoir cet effet-là sur les gens. Si seulement je pouvais le mettre en bouteille…
28 février 1994
Ça n’a pas été facile ici, pour Patrick ; c’est dur de voir tout le monde partir à San Francisco pour démarrer une nouvelle vie.
Ces six derniers mois à SF, je me suis bercé de cette illusion : si ce jeu fait un four, je pourrai toujours rentrer à Paris. Mais là, je dois me rendre à l’évidence : au 8, rue Boutarel, je ne suis plus chez moi. Et c’est bien normal. En fait, la seule chose qui cloche, c’est que je n’ai pas emporté mes affaires avec moi quand je suis parti. Elles sont toujours là.
C’est tout de même amusant : bien souvent, les raisons profondes de vos actes ne vous apparaissent que beaucoup plus tard.
2 mars 1994
Aujourd’hui, Patrick et moi sommes retournés à la Clairière de l’Armistice pour poser un regard neuf sur la fameuse voiture du Maréchal Foch, maintenant que nous avons une bien meilleure connaissance du sujet. J’ai détourné l’attention du garde suffisamment longtemps pour permettre à Patrick de prendre l’équivalent de deux films de photos de l’extérieur du wagon, pas vu, pas pris. On a pris un déjeuner tardif dans une brasserie de Compiègne, et j’ai dormi sur le trajet retour vers Paris au milieu des embouteillages.
Greg et moi sommes allés à l’Aquaboulevard (quel endroit affreux) pour jouer au squash avec un gars prénommé Philippe, qui s’est avéré très sympa pour quelqu’un qui bosse au Ministère des Finances. Patrick nous a rejoints au Bateau Ivre pour une énième discussion animée dans le plus pur style français : ambiance enfumée, deux cruchons de vin, on ne décolle pas avant trois heures du matin. Ah, la France. Ça commence à me revenir.
Sandrine a salué tout le monde à Argentan, leur annonçant qu’elle partait pour l’Amérique. On l’attend à S.F. pour le 20 du mois.
J’ai déjeuné chez Delphine (Software, NDT). Dany m’a donné les noms d’une série de personnes à contacter à E.A et Sony.
4 mars 1994
J’ai pris la voiture jusqu’à Neuilly pour dîner avec Denis, Dominique et les deux personnes du marketing qui forment l’effectif total de Psygnosis France. Puis en route pour la Bibliothèque nationale pour quelques heures de recherches sur l’Orient-Express avec Patrick et Greg.
J’ai été chez Lobna au Trocadero, et j’ai regardé son téléfilm Leila : Née en France, assis sur son lit.
All my exes live in Texas
That’s why I reside in Tennessee
(NDT : toutes mes ex vivent au Texas, voilà pourquoi je suis domicilié au Tennessee)
9 mars 1994 [New York]
Il neige.
13 mars 1994 [San Francisco]
Trois jours que je suis revenu. Je reprends péniblement mon rythme de croisière au bureau.
Mark Netter va monter depuis L.A. pour m’aider à organiser le tournage test.
On a rencontré Francesca Prada en vue de la recruter comme manager ou assistante de production.
Je suis passé chez Don Grahame. C’était son anniversaire.
J’étais à l’Happy hour à Mondo Media avec John Evershed, et d’autres. On y voyait Eileen partout, affichée sur des panneaux en carton grandeur nature.
15 mars 1994
Mark Netter est là. Il va squatter chez moi ce soir. Le plan est de commencer tôt et pleins tubes demain matin.
Les choses commencent à s’accélérer.
Je deviens accro au squash.
16 mars 1994
Bonne première journée. J’ai fourni à Mark un bureau et un téléphone. Il s’est merveilleusement intégré. Il faut dire que c’est une équipe pour le moins composite que j’ai assemblée. On a beau donner l’impression de déconner ensemble sans vraiment bosser, mon vieux, on abat la besogne ! Ce tournage est sur les rails.
J’ai modifié le script pour y intégrer Eileen en tant que nouveau compagnon d’armes de Gregor (à la place de Constantin, personnage masculin à l’origine). J’étais certain que Tomi et Robert ne me louperaient pas, mais à ma grande surprise, ils m’ont accordé que c’était plus intéressant ainsi.
20 mars 1994
Nettoyage de printemps. Mon chez-moi a retrouvé tout son lustre. Quelques meubles supplémentaires achetés à l’occasion d’un samedi où j’ai passé le plus clair de mon temps à sillonner la ville, capote baissée. C’était la première fois que Tomi voyait où j’habite, aujourd’hui. Elle était impressionnée. Je m’y sens bien, moi aussi ; c’est à la fois confortable et chaleureux.
J’ai rendu visite à Don et il m’a montré le premier rendu test partiel du mur du corridor. Waouw, ça va vraiment être léché, visuellement !
Journée du vendredi chez Broderbund avec Robert. J’ai passé la matinée à serrer des mains et à motiver les troupes sur trois étages. Déjeuner avec Ken Goldstein. Ce n’est jamais perdu, de rendre visite de temps en temps.
Sandrine débarque ce soir.
21 mars 1994
Sandrine dort dans la chambre d’amis avec « Arizona Dream » en fond sonore, à peine audible.
Robert est venu dîner. J’ai fait des pâtes, qu’on a arrosées d’une bouteille de vin que Sandrine avait emportée de France. Premier dîner à la maison depuis un bail. Même faire la vaisselle m’a fait plaisir. Je devrais cuisiner plus souvent.
24 mars 1994
Mark et Francesca ont investi le bureau aujourd’hui. Un flot continu de gens qui allaient et venaient au milieu des sonneries de téléphone incessantes. Une fantastique première journée. Plus rien ne peut arrêter ce tournage test ; il me suffit de signer pour 20.000 dollars de chèques et ça y est !
C’est terrifiant, en réalité. Je ne maîtrise plus rien. J’ai créé un monstre.
Sandrine est perdue sans Patrick, son anglais est encore balbutiant, l’avenir est incertain, et je suis moi-même trop préoccupé pour lui apporter tout le réconfort dont elle a besoin.
Je comprends pourquoi les gens prennent des somnifères. Moi-même, je ferais n’importe quoi pour m’assommer, en ce moment.
31 mars 1994
Tomi et moi avons reçu de Terry des notes sur le scénario. Quelques bonnes idées. Francesca m’a massé le dos. J’en avais bien besoin.
Ce rythme est exténuant, grisant aussi.
6 avril 1994
Le Tournage !
Il est 22h45 et je vais DORMIR un max, mais d’abord, il faut que je vous dise :
C’était génial -
Avec Donald, on était resté jusqu’à une heure du matin la nuit dernière, à digitaliser les images qu’on a utilisées aujourd’hui,
debout à 6h45 ce matin pour être à City Stage pour 7h45,
la machine a bien tourné et maintenant elle va
s’ é c r o u l e r
7 avril 1994
Le facteur a déposé le courrier ce matin. Une épaisse lettre de Yale. J’ai pu lire à travers l’enveloppe les mots « Bienvenue à Yale ». Yoana a décroché une bourse complète.
Woaw !
Si un camion me roule dessus demain, j’aurai au moins fait une bonne action dans ma vie.
Tournage terminé, le projet avance.
Mark, Nicki, Robert et moi sommes allés au Varitel à 21h pour assister au transfert sur bande magnétique D1. On a visionné les images pour la première fois. Ça donne vraiment bien, juste quelques couacs techniques qui ne devraient pas poser de gros problème, heureusement.
La vie est belle.
12 avril 1994
Soirée projection. J’ai montré Waiting for Dark, Suspended Abbey, Ivy and Ice, et (à ma demande expresse et malgré les protestations de Mark) My Night in Bohemia, que tout le monde a adoré. Bonne soirée.
Demain, c’est le dernier jour de Mark.
J’ai demandé à Eileen si ça lui dirait de jouer une terroriste serbe et de se battre sur le toit d’un train. Elle s’est écriée : « Oh ! Je serais prête à payer pour le faire ! » Hé hé.
17 avril 1994
Boulot, boulot, boulot.
Je sors tous les soirs avec Sam et Sandrine.
Ils m’ÉPUISENT, ces deux-là. Je n’ai plus vingt ans.
19 avril 1994
Journée complète au bureau.
Fourbu, Éreinté, Vidé et Déboussolé… sont sur un bateau.
Dîner avec Dany Boolauck. On a parlé des femmes, de la vie, de nos amours, ambitions, etc.
Siomara m’a appelé depuis Cuba ! Yoana va partir. Ils vont l’envoyer en juin ou en juillet séjourner avec des proches à Miami, apprendre un peu d’anglais, acheter des vêtements avant de commencer à Yale début septembre.
Waouw.
Les royalties de Prince of Persia pour le mois de mars ne s’élèvent qu’à 12.000 dollars. Oh-oh… J’en ai investi 30.000 dans le capital rien que ce mois-ci. Encore quelques mois de disette et ça pourrait sentir le roussi.
Je passe tout mon temps à travailler la cohérence des personnages.
20 avril 1994
Premier jour pour Francesca. L’organisation au bureau s’en ressent ; on a fait d’énormes progrès. L’ordre émerge du chaos.
Nicki est de retour au bureau. Elle est parvenue à faire marcher et courir le personnage sous Director. L’alignement semble bon. Plus que quelques jours avant cet instant magique où nous verrons déambuler un vrai personnage dans un vrai décor précalculé.
Dîner avec Robert, Nicki et Terry au Campo Santo.
25 avril 1994 [Santa Clara]
Me réveiller dans l’anonymat d’une chambre d’hôtel est étrangement rassurant.
J’ai passé toute la journée d’hier à la CGDC [Computer Games Developers Conference, NDT] à Santa Clara. Gina Smith m’a interviewé pour la NPR [National Public Radio, NDT]. Margot Comstock m’a invité à participer à une table ronde autour du thème : « la passion et l’intégrité dans la conception des jeux video. » J’ai été approché par quantité de gens qui avaient joué à Karateka et à PoP. Déjeuner avec Rob Martyn. Dîner avec Rusel et Alex, qui sont actuellement en couple. Elle est vraiment chouette. Il se sont rencontrés à la même soirée où j’ai fait la connaissance d’Eileen.
26 avril 1994 [San Francisco]
J’ai quitté la CGDC hier après le déjeuner, en chargeant Robert, Mark et Noel d’emporter la bannière Smoking Car au banquet. Sur la route du retour, sous la pluie, j’ai embouti l’arrière d’une Plymouth. Ma voiture n’a pu repartir qu’en dépanneuse. Je crois que ça va me coûter cher.
Je suis allé au bureau et j’y ai trouvé Francesca et Nicki. Francesca et moi sommes allés dîner (chez Michaelangelo), on a bu une bouteille de vin.
Quand elle m’a vu, Sandrine m’a dit : « je crois que tu as été blessé dans l’accident, car tu sens mauvais. Je l’ai remarqué quand on s’est embrassé. Tu devrais prendre une aspirine et filer te coucher. »
Je me suis réveillé à 5h (comme d’habitude). Tout a une signification, même un accident de voiture. Je vis ma vie comme si c’était un concours à gagner. Ce n’est pas ça, la vie. Il faut que je me laisse un peu respirer.
27 avril 1994
Longue palabre avec Robert. Il m’a parlé de pas mal de choses qui le tracassaient depuis un moment, et ça m’a ouvert les yeux.
Je ne suis pas le plus doué quand il s’agit de communiquer. Tomi m’a dit un jour : « tu n’es pas manipulateur, mais parfois, ta façon de communiquer te fait passer pour tel. Les gens en arrivent à penser que tu essaies de te servir d’eux, alors que pas du tout. » Ma conversation avec Robert (et, indirectement, avec Mark et Noel) me confirme que Tomi avait vu juste, au moins en partie. Je dois apprendre à être plus clair et direct.
La semaine prochaine, je m’assurerai d’avoir un entretien privé avec Mark, Noel, Nicki, Tomi et Robert bien sûr. On discutera de leurs envies, de leurs craintes, de ce qu’ils attendent de ce job et de ce que je (nous) attendons d’eux, puis on formalisera et signera tout ça pour lever toute ambiguïté !
Je me suis fait soigner un carie. Encore sous l’effet de l’anesthésiant, j’ai fait le tour du bloc, vu une jolie fille entrer chez Café Claude, l’ai suivie et suis ressorti avec son numéro et celui de sa copine. Je devrais aller chez le dentiste plus souvent.
28 avril 1994
J’ai parlé avec Mark et Noel. Je pense qu’on est sur la même longueur d’onde.
J’ai signé le bail et récupéré les clés de mon nouvel appartement. Sandrine était là pour me féliciter d’un baiser.
30 avril 1994 [dans l’avion]
Je me rends à NY pour voir Papa et d’autres proches que je ne vois pas très souvent.
Il faut que je garde toujours à l’esprit que, dans la vie, les choses les plus essentielles ne vous tirent pas par la manche pour réclamer votre attention. C’est à vous de les distinguer, de les reconnaître et de leur consacrer le temps nécessaire. C’est ce qui vous rend actif et non passif. On ne peut pas rester les bras ballants en attendant que les situations dégénèrent.
[Chappaqua] Morris m’a récupéré à l’aéroport et m’a conduit à la maison à Merrick. J’ai mangé un sandwich à la supérette, je me suis changé et j’ai pris la voiture jusqu’à la SUNY Purchase pour assister au concert d’André Watts. Papa était bouleversé de me voir ; il en avait les larmes aux yeux. Il n’en revenait pas que je sois venu de si loin juste pour son anniversaire.
Cet événement est dépeint dans le chapitre 7 de ma BD autobiographique, Replay. Voir les notes de l'annexe de Replay pour les pages 219 et 226.
1er mai 1994
Qui suis-je ?
Mon plus grand défi actuel, c’est de parvenir à réconcilier toutes les parties de mon être en un tout cohérent. Géographiquement, je suis éclaté entre Paris, NY, La Havane, SF ; mon cœur est déchiré entre mes amis, ma famille, mes amours, mon travail. Je m’épuise à courir entre ces différents pôles, comme si une vitesse de déplacement suffisamment élevée permettait d’atteindre à l’ubiquité. J’essaie de m’oublier dans l’action, je m’impose des objectifs tellement radicaux qu’ils me forcent à changer, à évoluer, pour espérer les atteindre.
La direction que j’ai prise quand j’ai quitté SF il y a presque quatre ans a rendu ma vie plus riche et plus mouvementée que je l’avais espéré. Mais là, j’ai été suffisamment loin dans l’action effrénée. Un retour de balancier s’impose ; c’est l’heure d’interrompre cette quête frénétique d’effervescence et de retrouver de l’intérêt, du charme même, au quotidien, au familier.
Le travail fait partie de ma vie, mais ce n’est pas moi.
Ma seule aspiration devrait être de me contenter de qui je suis, pour moi-même.
Avec ma famille et mes amis. De faire advenir qui je suis vraiment.
Amis des clichés, bonsoir.
4 mai 1994 [San Francisco]
« La lueur d’une bougie éclairait le bureau et ses détails familiers lui apparurent peu à peu… Quand il eut vu tout cela, il se prit à douter de la possibilité de cette nouvelle vie dont il avait rêvé avant d’entrer. Tous ces vestiges de sa vie passée semblaient l’enserrer en lui susurrant : « Non, tu ne te débarrasseras pas de nous, ni ne seras jamais capable de changer ; tu resteras le même : plein de doutes, d’insatisfaction à ton égard, de vaines tentatives de t’améliorer, toujours infructueuses, et plein d’un espoir obstiné de ce bonheur qui t’échappe et auquel tu ne saurais prétendre. »
La nuit dernière, je me suis promené dans mon appartement en lisant une lettre que je venais d’ouvrir, j’ai décroché le téléphone, vérifié mes messages, me suis gratté le postérieur ; je n’ai compris que je n’étais pas seul que lorsque Sandrine m’a lancé depuis l’autre pièce : « Bonjour Jordan ! » Elle était blottie dans le canapé avec un livre et n’arrivait pas à croire que je ne l’avais pas aperçue.
La fusion Broderbund/EA est annulée.
La version de Prince 2 sur Mac a été approuvée aujourd’hui.
Pour la première fois, j’ai vu Diana marcher sur l’écran, incrustée dans le corridor de Don. Très impressionnant.
J’ai commandé une pizza et passé une soirée calme à la maison en lisant Anna Karenina et en écoutant de la musique. Attends voir… Voilà mon souhait exaucé !
5 mai 1994
La nuit est claire, d’un bleu profond. Sandrine et moi avons fait des caisses toute la soirée. En six heures, on a transformé l’appartement de ruche bourdonnante en tas de cartons scellés. C’est assurément l’empaquetage le plus rapide que j’ai jamais fait.
J’ai montré le nouvel appart à Tomi. Elle approuve.
10 mai 1994
J’ai dîné au Goro’s Robata à Mill Valley avec Tomi hier soir, puis suis revenu par Folsom Street pour voir Donald. Il était sur le point de commencer à produire les rendus finaux, après huit semaines de travail sur le wagon-lit. On a bu du champagne.
Tomi est sûre que c’était Donald, le type nu et hilare qu’elle a vu sur le Golden Gate Bridge il y a quelques années. Ça me tracasse un peu.
11 mai 1994
Tomi est venue le matin et on a passé une heure agréable à déplacer les meubles, jusqu’à l’arrivée de Robert. Nous avions prévu une journée « retraite » à trois pour travailler sur l’histoire. Contrat rempli, je dirais, au moins du point de vue du moral.
Robert a vu Clara hier soir et il a la mine réjouie. Pendant que Tomi faisait la sieste en bas, on s’est assis sur le toit sous le soleil de plomb, la ville étendue devant nous.
Hier, Yale m’a annoncé que les autorités californiennes refusaient mordicus d’accorder son visa à Yoana. Ça m’a tellement énervé que je n’ai rien écrit dans mon journal. J’ai prévenu Aarón à Madrid par fax. Yale a rappelé aujourd’hui et a accepté de déjà délivrer le formulaire I-20, ensuite on verra bien.
Je suis resté au bureau jusqu’à 23h. Donald a apporté le premier lot de rendus. Il travaille H24.
13 mai 1994
J’ai proposé un job d’été à Patrick. Réalisateur-adjoint pour un jeu PC CD-ROM (le réalisateur craint d’être trop empêtré dans les considérations techniques pour pouvoir se concentrer sur les acteurs). Il arrive la semaine prochaine. Super !
Donald a apporté un set plus complet de rendus. Pour la première fois, quand on parcourt le train en cliquant, ça ressemble vraiment à un train. Waouh !
Les trois prochains mois jusqu’au tournage vont être mortels. En gros, ce sont les trois mois les plus cruciaux du projet. Je dois encore
- terminer l’écriture du script
- harmoniser et lier entre eux tous les aspects du design du jeu
- conclure un accord avec un distributeur et/ou trouver un apport financier quelque part
- enregistrer tous les dialogues
- imaginer, dessiner et faire une maquette de toutes les séquences non-interactives
- gérer la préproduction : choisir les acteurs, les costumes, etc.
Et puis on tourne.
Dans trois petits mois et demi, le tournage sera terminé et la postproduction s’amorcera. Ce qui va se passer d’ici-là scellera le destin du projet.
Je ne peux me permettre ni vacances, ni distractions. Je dois garder l’esprit clair, le corps en forme, et un parfait équilibre émotionnel. Concentration. Organisation. Efficacité.
Désormais, tout ce que je fais en dehors du bureau est secondaire et doit concourir au maintien de mon équilibre physique et psychique.
C’est le choix que j’ai fait il y a un an et demi quand j’ai quitté la France. J’aurais pu continuer à voyager et rester un esprit libre, mais j’ai choisi ceci à la place. Une occasion qui ne se présente qu’une fois, et encore, si vous avez de la chance. Je l’ai saisie, il faut l’assumer maintenant.
Pas question de maudire ne fût-ce qu’une minute consacrée à ce projet pendant les trois prochains mois.
14 mai 1994
Passé cinq heures à placer des points d’intérêt dans les couloirs du train avec Donald.
15 mai 1994
Ma pendaison de crémaillère a été, de l’avis général, un succès.
17 mai 1994
Gary Rosenberg a pris le café avec moi tôt ce matin au coin de Taylor et Sacramento et m’a raconté des anecdotes sur mon grand-père. Un type touchant.
19 mai 1994
Rififi au bureau. Tomi, Nicki et Robert se sont tour à tour pris le chou et rabibochés au cours de la même journée. Je vais devoir sonner le rappel demain.
J’ai été à la salle puis au cinéma voir Quatre mariages et un enterrement (seul). Première toile depuis des lustres. J’ai raconté l’histoire à Sandrine à mon retour.
21 mai 1994
Déjeuner avec Tomi au Bix.
« Tu seras toujours solitaire, nostalgique et un peu instable » m’a-t-elle dit. « C’est dans ta nature. Ne t’en fais pas pour ça. »
22 mai 1994
J’ai passé ce samedi matin au bureau, à écrire des dialogues. Déjeuner au comptoir de La Maison de Nanking. J’ai aimé me retrouver seul au bureau.
Je fais fausse route en voulant trouver mon identité chez quelqu’un d’autre, dans un endroit nouveau ou une activité nouvelle, ou quoi que ce soit. Il me suffit de rassembler tous les fils épars de qui je suis, d’où je viens et ce qui me tient à cœur, de les tirer à moi depuis les recoins de mon passé et de les porter comme on porte un vieux chandail. Ne plus débarquer dans une soirée ou dans une boîte ou dans une partie d’Ultimate dans l’expectative, l’air de dire : « trouverai-je enfin ici ce que je cherche ? », mais l’apporter avec moi. Être celui qui propose et non celui qui dispose.
Ce que disait Nietzsche, quoi.
23 mai 1994
Patrick est là ! Je l’ai récupéré à l’aéroport. Ses cheveux ont poussé. Je l’ai ramené chez moi pour faire une surprise à Sandrine. Maria est venue pour le dîner, j’ai fait des pâtes, tout le monde a vite piqué du nez.
24 mai 1994
Longue journée au bureau. Je sens déjà l’énergie positive de Patrick ; j’en étais sûr.
Sa philosophie de vie : « Ajouter, ne jamais soustraire. »
26 mai 1994
C’était l’anniversaire de Sandrine et George hier soir. Nous sommes allés au Tonga Room et au Miss Pearl’s Jam House.
L’appartement au-dessus du mien sera libre le 15 juin. Le gars qui l’occupe me l’a montré pendant la pendaison de crémaillère et à nouveau hier. Je le veux.
Hier j’ai récupéré mon « visa de long séjour » à l’ambassade française. Ils m’ont traité comme une célébrité, c’était tordant. Je dois aller en France pour chercher ma « carte de séjour » pour le 25 août.
30 mai 1994
David et Liz sont de passage. On a pris la voiture jusqu’à Point Reyes. Patrick et moi avons nagé dans l’océan et je me suis entraîné à faire le poirier dans le sable.
31 mai 1994
Première journée au bureau après le long week-end. Tout le monde est là sauf Tomi. J’ai rendu visite à Don dans l’après-midi, on a placé quelques points d’intérêt dans les compartiments.
4 juin 1994
Encore une splendide matinée ensoleillée sur le toit plat. La baie scintille à la hauteur du pont. Alcatraz est nimbée d’une fine brume, derrière la Coit Tower. Et dans l’air, cette subtile impression printanière.
Sandrine est partie travailler. Patrick, David et Liz dorment toujours.
Aujourd’hui me paraît avoir commencé avant-hier, jeudi, au bureau; on préparait la démo pour Broderbund de vendredi. Nicki, Mark et Noel ne sont pas rentrés dormir. Robert a grapillé deux heures de sommeil, moi quatre. Je suis revenu à neuf heures et j’ai fait la démo devant Ken et Brian. Ça s’est bien passé, même si on aurait espéré pouvoir en montrer davantage (ça, c’est une autre histoire).
Déjeuner avec Tomi, Jon, Francesca et Robert chez Enrico. David m’a accompagné en voiture jusqu’à Broderbund pour assister à la réunion d’entreprise et recevoir le prix que Computer Gaming World avait décerné à Prince 2. C’était sympa. Ensuite, on a repris la route vers la Baie Est pour dîner chez Rusel et Alex.
Au milieu du dîner, David a annoncé qu’il ne se sentait pas bien. Une sorte d’état grippal. On s’est donc excusé.
Quand nous sommes rentrés, Sam était sur le trottoir avec mon téléphone en main. « Il y a une fête en bas de Market Street et c’est dément », a-t-il dit. « Dépêche-toi de te garer et cours te changer ; on y va ! » J’ai eu du mal à me garer. Ma place habituelle (illicite) sur le trottoir en haut de la côte était occupée par trois voitures. J’ai vu Beth sortir de l’une d’elles quand je suis passé. J’ai fini par trouver une place ultra-illicite sur un passage pour piétons, en bas de la côte.
Ce n’est que quand j’ai ouvert la porte de chez moi et vu Brian Eheler que j’ai percuté ; j’avais loupé tous les indices. Tomi, Jon, les Suissesses de Greenwich St., Tom Marcus, Letitia, Francesca, Robert et Clara ont été les premiers visages que j’ai reconnus. On avait décoré mon appart et il y avait plein de monde. Mo et Lisa, Ayman, le frère de Larry Meyers, Dana et sa nouvelle copine, Hervé, Elie, Donald et Mirabeth, Stacy, Tim, Rob et Kelly, Patrick et Sandrine, Gary Rosenberg et son ami Greg, Lianna et ses copines, Eileen… De surprise, je suis resté cloué sur place. Il s’avère qu’ils avaient récupéré mon annuaire téléphonique sur mon Mac et passé la semaine à appeler tout le monde.
La vache. J’ai 30 ans.
6 juin 1994
J’ai conduit David et Liz à l’aéroport ce matin, puis suis rentré avec Tomi. J’étais ravi qu’ils soient venus. « Votre complicité est belle à voir, » a dit Patrick.
Aujourd’hui, on s’y est remis à fond, Robert et moi, chacun sur ses tâches. Déjeuner avec Tomi et Patrick, discussions passionnées, on s’est mis d’accord sur un tas de trucs. Mark Netter est de retour !
C’était une bonne journée.
8 juin 1994
Encore une journée très chargée au bureau. Dîner avec Tomi au Square One. On planche sur les dialogues.
Pas de place pour autre chose, mais envie de tout. On brûle la chandelle par les deux bouts, sans penser à demain ; c’est comme ça que ça doit se passer.
10 juin 1994
Deux jours consécutifs de chaleur comme on peut en avoir à New York ou à L.A. ; mais de mémoire, à San Francisco, les étés ne sont pas aussi chauds. On a frôlé les 40 degrés au bureau, fenêtres grandes ouvertes.
J’ai montré le jeu à Doug. Il était impressionné.
Les dialogues s’améliorent de jour en jour. Patrick y est pour beaucoup. Les petites touches d’interactivité qu’on rajoute feront (je pense) toute la différence.
Ma vie, c’est ce projet ; les projets, c’est ce qui me fait vivre.
Jusqu’ici, ce n’est pas mal, la trentaine.
12 juin 1994
Samedi au bureau, encore et toujours les dialogues. La seule présence de Mark m’aide. Un tour à la salle, une partie de squash, puis une fête dans le quartier de Russian Hill.
13 juin 1994
Au bureau jusqu’à 1h du matin avec Mark Netter, à écouter des bandes d’audition. Un désastre. Rien à en tirer. On envisage d’auditionner à L.A. et d’y enregistrer aussi.
16 juin 1994 [dans l’avion]
J’ai laissé le bureau sens dessus dessous. Tard hier après-midi, Mark et moi avons à nouveau parlé à Bill Jones et Phil Kaplan du problème de la SAG/AFTRA [NDT : le syndicat américain représentant les travailleurs des médias : Screen Actors Guild‐American Federation of Television and Radio Artists]. Pas le choix : vu d’ici, on va devoir négocier avec le syndicat et conclure un accord spécial, comme EA et Crystal Dynamics avant nous. « Ici, on est à la pointe de la législation ! » nous a dit Phil gaiement. Normalement, entendre un juriste dire ça devrait vous nouer l’estomac. Heureusement, la première conversation de Mark avec l’AFTRA a été encourageante : ils ont l’air assez raisonnables. Jusqu’à présent.
On a donné le feu vert à l’agent de casting Bob Lloyd, qui dirige Voicecasters. On verra ce qu’il peut trouver et si c’est mieux que ce que San Francisco peut offrir. De mon côté, j’emporte le script avec moi à Aspen. Je veux que ce dialogue soit aussi bon que possible avant qu’on enregistre. Il faut l’enrichir, créer des personnages plus diversifiés dans la façon dont ils parlent, dans leurs tournures de phrases. C’est trop verbeux, trop écrit ; il faut écrémer ça, le rendre plus immédiat, plus coulé, avec plus de répliques. J’aimerais tant consacrer 100% de mon temps de travail au scénario au lieu de seulement 20%. Le script en a vraiment besoin.
J’ai à peine écrit dans ce journal. J’essaie de me rappeler ce qui s’est passé d’intéressant ces derniers jours…
Elaine Kaufman d’ICM à New York m’a appelé. Elle semble être un agent très en vogue, qui représente Julia Roberts, Susan Sarandon, Tim Robbins et les frères Coen. Elle m’a dit qu’elle avait joué à Prince of Persia sur son Powerbook dans le Concorde avec Joe Roth et Bill Block, et qu’ils s’étaient dit : « C’est ça, l’avenir ! On devrait représenter ce gars ! » Résultat: elle et Bill Block atterrissent à San Francisco le 14 juillet pour me rencontrer.
Francesca s’est amusée à reporter ma rencontre avec Elaine jusqu’à ce qu’elle puisse enfin me parler. Il s’avère qu’elle sort avec le frère de Michelle Thomas (la fille qui était venue à la fête de Mario à Paris l’été dernier, qui avait connu mon grand-père sur la plage de Rockaway et se souvenait du magazine Kooky). Le monde est petit. Michelle m’a appelé de Paris pour me le dire. C’est comme ça que j’ai appris que le même vol en Concorde était aussi à l’origine de l’appel de Caravan Pictures, la société de Joe Roth, au sujet de PoP.
Les aéroports me font penser à mes ex-copines. Et aux futures ex que je n’ai pas encore rencontrées.
J’ai dîné avec Tomi (au Square One) avant qu’elle parte. Elle a peur que tous ses amis lui tournent le dos quand elle se mariera. Je l’ai rassurée : je ne laisserai personne prendre sa place au bureau. Le principal, c’est que notre amitié miraculeuse semble intacte.
Je savais qu’elle s’en voulait à mort d’avoir si peu de temps à consacrer à Express. Pris dans un tourbillon d’émotions, je lui ai rendu un hommage improvisé en insistant sur l’importance de sa contribution à l’histoire. J’ai été surpris de voir des larmes jaillir de ses yeux. « Merci », a-t-elle dit, et elle a serré ma main.
Siomara m’a laissé une série de messages téléphoniques me narrant les avancées de la demande de visa de Yoana. Ils attendent une décision de Washington. Y a-t-il des relations que je pourrais faire jouer ? Ça me rend malade de penser qu’après tout ça, son admission à Yale sera livrée au bon vouloir d’un bureaucrate anonyme.
Sandrine a trouvé un travail en cuisine à La Folie.
La réponse de Broderbund à notre démo (et à notre proposition) a été aussi prompte et cordiale qu’on pouvait l’espérer. Brian veut faire venir Harry Wilker et Bill McDonagh pour qu’on leur montre ce Ken et lui ont vu. Ça m’étonnerait qu’ils nous donnent les 25% de royalties et l’avance de 600.000 dollars que nous avions demandés, mais au moins ils nous prennent au sérieux.
Pendant ce temps, Jon a passé des appels à EA et Sony. On y est.
Le projet menace constamment d’échapper à tout contrôle. Les egos et les tensions enflent ; Robert, Nicki et moi ne savons plus où donner de la tête, les programmeurs sont comme un duo d’enfants délinquants, Nicki leur grande sœur négligée, Robert et moi leurs parents tracassés. Nous avons besoin d’un artiste supplémentaire, d’un second ingénieur, d’une meilleure organisation et d’une meilleure communication. Robert et moi avons déjeuné hier, en tête-à-tête, pour la première fois depuis des lustres. On est comme un couple marié, tellement pris par le chaos quotidien du travail et de la famille qu’on n’a plus de temps à se consacrer. C’est à la fois éreintant et exaltant ; je n’arrive pas à voir plus loin ni à imaginer une autre façon de faire, mais au fond de moi, je sais que, quand tout ça sera terminé, j’y repenserai avec satisfaction, fierté même.
Maryse, la voisine d’en bas, m’a fait le meilleur massage de toute ma vie. C’était sublime. Qu’est-ce que j’en avais besoin, aussi…
24 juin [vol Burbank – SFO]
Fameuse semaine.
Le casting a débuté mardi. Un flot continu d’acteurs et d’excentriques soi-disant du métier ont défilé au bureau. Mark, Patrick et moi étions dans l’arrière-salle avec une caméra Hi-8. « Bonjour, moi c’est Mark, voici Jordan, mettez-vous à l’aise, d’où venez-vous ? » C’est ainsi qu’a débuté mon apprentissage de réalisateur.
Mercredi, j’ai montré une démo du jeu à Electronic Arts (Don Traeger). Il n’en croyait pas ses yeux, je pense.
Les premières cassettes de démo pour l’audition sont arrivées d’L.A. Débat insoluble : travailler avec des acteurs conventionnés [affiliés au Syndicat des Acteurs, le SAG-AFTRA, basé à L.A. NDT] ou indépendants? L.A. ou S.F., ou une combinaison foireuse des deux? On écoute et regarde les cassettes. Le débat s’enlise. Dîner à Fairfax, Pat et Sand ont cuisiné pour Nicki, Terry, Robert et moi, on a bu cinq bouteilles de vin rouge et on a parcouru le script jusqu’à 2 heures du matin.
Jeudi, poursuite des auditions au bureau. Encore des Russes âgés qui ne parlent pas anglais. Encore des jeunes Serbo-Croates qui ne parlent pas anglais non plus. Encore des [acteurs pour le rôle de, NDT] Cath incapables de prononcer « Sarajevo ». Et, au milieu de tout ça, une femme prénommée Ingeborg, époustouflante, qui a éclipsé toutes les Anna d’L.A. Alors, indépendants ou conventionnés ? J’ai programmé d’autres auditions à L.A. avec Voicecasters. Toujours pas de Cath crédible. Jordan commence à comprendre comment diriger des acteurs. Il y aura du chemin… En fin de journée, on explore une idée folle proposée par Patrick le matin même : pourquoi ne pas inverser les rôles de Milos et Vesna ? Deux autres auditions de Cath, la dernière à minuit. Au lit à deux heures. Debout à 5h30 et départ pour l’aéroport avec Mark ; on passe la matinée chez Voicecasters à auditionner des acteurs d’L.A.
Enfin quelques Cath valables. Conventionnés, bien sûr. Une Tatiana qui, à son second passage, s’est laissée diriger et nous a tous bluffés (conventionnée). Second passage pour les Anna. Ingeborg continue à se distinguer (non-conventionnée). Fish and chips avec Mark ; les trottoirs bouillants de Burbank, j’avais oublié mes lunettes de soleil. Martha m’a déposé à l’aéroport, j’ai eu le vol de 4h50. J’ai besoin de sommeil.
Casting de rêve actuel :
- ANNA — Ingeborg (SF, non-conventionnée)
- CATH — James (LA, conventionné)
- TATIANA — Yelena (LA, conventionnée)
- ALEXEI — Mikhail (SF, non-conventionné)
- KRONOS — Mujahid (SF, non-conventionné)
Et les alternatives :
- AUGUST — Andreas (LA) ou Karl (SF)
- ABBOT — Eric (LA) ou Chris (SF)
- MILOS — Rad (LA) ou Zoran (LA/SF)
- VESNA — Dunya (LA) ou Danica (SF)
- VASSILI — Vladimir (LA) ou Anatoly (SF)
À moins qu’un Cath indépendant nous éblouisse demain au second tour, on va être obligé de travailler avec le Syndicat. Un mix improbable entre L.A. et S.F., entre conventionnés et indépendants. Un cauchemar à organiser. Sans Cath et Tatiana, on prenait tout à S.F. sans s’embarrasser du carcan syndical, quitte à perdre les 2500$ déjà engagés à L.A. … mais il y a Cath et Tatiana. Va-t-on devoir négocier avec le Syndicat pour « régulariser » un paquet d’acteurs d’S.F. non-conventionnés ? C’est fou qu’à cette date avancée, on n’ait pas encore tranché la question.
25 juin 1994
[2h du matin] Encore une looongue journée au bureau.
Ce matin, le premier Cath de S.F. est venu et nous a scotchés, Patrick et moi. La bille de la roulette s’est donc arrêtée sur… San Francisco, où les acteurs sont indépendants! Seul problème (à supposer que tous les acteurs retenus soient libres et désireux de travailler avec nous – touchons du bois) : Tatiana. Si on pouvait persuader (flatterie, corruption, tout est bon) Martha (de chez Voicecasters) de nous glisser le numéro de Yelena, la faire venir pour une journée et la payer au noir, le monde serait parfait…
Ingeborg est revenue pour lire (avec Scott Palmer). Ce n’est que quand on a eu fini que j’en ai pris conscience : c’était la première fois que je dirigeais de vrais acteurs dans une vraie scène. « Tu te débrouilles très bien », a dit Patrick. « Tu vas me donner des complexes. »
Flash spécial : Mujahid est conventionné ! Quatre de nos candidats de S.F. sont en réalité affiliés au Syndicat, mais sont d’accord de travailler au noir. Quel monde étrange.
La terre a tremblé il y a un quart d’heure environ. On a eu l’impression qu’un camion avait embouti le bâtiment par le flanc. Ça n’a duré qu’une seconde.
27 juin 1994
[23h30] De retour avant minuit ! Il faut l’inscrire dans les annales, sinon personne ne le croira !
Aujourd’hui, on a bouclé le casting, imprimé les pages de dialogue, fait puis expédié des paquets pour tous les acteurs… Yelena a dit oui ! Première visite du studio d’enregistrement (Zoetrope) ; c’est un endroit très agréable – ça ressemble même à une voiture de l’Orient-Express!
Je suis dans un tel état de surexcitation ces jours-ci que, quand je rentre chez moi, je ne peux pas m’endormir tout de suite.
Demain matin à 9h, on montre une démo à Broderbund (Bill McDonagh, Harry Wilker, John Baker, Brian et Ken).
Dimanche, j’ai emmené Danica en voiture jusqu’à une église orthodoxe serbe à Moraga, puis nous avons déjeuné (au Nob Hill Café). Elle m’a dissuadé d’inverser les rôles de Milos et Vesna comme le suggérait Patrick. Une femme intéressante, Danica.
Demain, Ingeborg et C.W. arrivent pour répéter. Séparément (comme ça, ils se rencontreront dans le train). J’ai programmé une répétition pour August mercredi soir, au terme de la première journée d’enregistrement. Les autres (Abbot, Kronos) n’auront pas besoin de répéter, je pense. Je ne me préoccupe pas encore des Russes et des Serbes.
Samedi sera la journée des Russes. Yelena arrive d’L.A. en avion. La plus dure journée en dernier ; comme ça, on la fait au finish.
Les 5 prochains jours promettent d’être vraiment extraordinaires.
Patrick s’est transformé en courant d’air.
30 juin 1994
[22h] Les deux premiers jours se sont bien passés. August, Abbot, Kronos et Anna sont dans la boîte. Il ne reste que les Serbes et les Russes.
Vous n’imaginez pas mon état de fatigue à la fin de chaque journée de 8 heures. Je savais que les tournages étaient épuisants, mais les enregistrements sont pires encore. Je comprends maintenant pourquoi le syndicat limite les journées à 8 heures pour les films mais à seulement 4 heures pour les voix.
C’est trippant d’écouter ces scènes prendre vie. Chris (Abbot) et Karl (August) m’ont fait hurler de rire ; C.W. (Cath) et Ingeborg (Anna) sont bien dans le ton. Les regarder donner vie à ces personnages qui, il y a deux jours encore, n’existaient que sur papier, me laisse pantois. J’aurais voulu que Tomi puisse voir ça.
Jour après jour, j’apprends à diriger des acteurs. C’est tout un écolage.
Aujourd’hui, j’ai laissé Karl et Ingeborg improviser. C’était vraiment géant. Si jamais je fais un film, je choisirai mes acteurs très tôt, je les ferai lire, les laisserai improviser et je prendrai des notes pour les intégrer ensuite au script. Improviser dans le studio comme aujourd’hui, c’est bien pour rajouter du brouhaha (ce qui était l’idée de base) mais le temps manque pour en faire quoi que ce soit d’autre.
J’ai remarqué qu’Ingeborg était triste quand ça s’est terminé. Le blues post-tournage.
Je suis à la fois surexcité et éreinté. Tout mon corps me fait mal.
1er juillet 1994
[1 heure du matin] Journée des Serbes. Danica a été excellente. Avec Zoran, on a fini par y arriver, mais ça n’a pas été sans mal. Une journée de répétition lui aurait fait du bien.
J’ai pris ma soirée, suis allé dîner et voir un film (« Wolf ») avec Robert. J’en avais besoin.
J’emménage au-dessus de chez moi. La semaine prochaine si tout va bien.
3 juillet 1994
[23h] La journée des Russes est pliée. Tout Smoking Car a dîné chez Icon (entre la 9ème et Folsom), après quoi nous sommes tous allés danser au DNA. Dernier arrêt chez Donald (à 2 heures du matin) pour voir son dernier rendu pour le jeu. Ça va vraiment être incroyable.
J’ai passé la journée (dimanche) avec Yelena, à lui montrer la ville ; le festival de jazz de Fillmore, Fort Point, la Coit Tower.
C’est mon premier jour de relâche.
L’enregistrement des voix est bouclé. Je respire.
5 juillet 1994
Célébration du 4 juillet chez Robert. On a regardé les feux d’artifice depuis la Coit Tower.
J’ai montré la démo du projet à Steve Race de chez Sony.
6 juillet 1994
Longue journée au bureau.
J’ai été porter les bandes audio à transférer. Avec un peu de chance, on pourra commencer le montage vendredi.
J’ai reçu un fax de Broderbund qui détaille leur offre tant attendue. C’est très honnête comme proposition de départ. Les connaissant, c’est même inespéré. Si on arrive à faire entrer EA dans la course, on devrait très bien s’en sortir.
On est à un tournant, mine de rien. Jusqu’à présent, j’ai englouti deux années et 400.000$ de ma poche dans ce truc, à fonds perdus ; j’y croyais, c’est tout. Et là, le monde extérieur vient de me donner une preuve tangible que je ne suis pas cinglé. Enfin, pas complètement.
Mujahid est passé au bureau pour récupérer son chèque. Francesca m’a dit qu’il l’avait prise à part et l’avait bombardée de questions sur moi : mes origines, mon parcours… Apparemment, ma direction d’acteur l’a impressionné. J’avais déjà été flatté des louanges de Patrick et Virginia, mais qu’un acteur en remette une couche, c’est une consécration.
8 juillet 1994
Le Département d’État a rejeté la demande de visa de Yoana.
Pas question d’en rester là.
11 juillet 1994
[minuit] J’ai passé le week-end au bureau à éditer des fichiers audio. Samedi après-midi, j’ai roulé jusqu’à Healdsburg, pour rendre visite à Jon, Ginger et leurs enfants.
Tomi est de retour ! Je lui ai fait écouter les fichiers audio ce matin. Tellement heureux de la voir !
12 juillet 1994
[23h30] Longue journée au bureau.
On aurait dit une salle de jeux : Patrick et moi assis par terre, lui construisant une maquette de train en carton mousse, façon maison de poupées ; moi lisant des bandes dessinées et des magazines de 1914, photocopiant des références d’époque, pendant que Nicki regardait des films sur disque vidéo et récupérait des images fixes pour le storyboard.
Poursuite du montage audio avec Tomi à mes côtés.
J’ai envoyé des lettres à Broderbund et à E.A.
18 juillet 1994
Doug, Tomi et Robert sont venus dîner. Ils ont découvert leur cadeau de mariage au milieu de ma salle à manger, entouré d’un ruban rouge (une table d’extérieur en teak avec un parasol et des chaises destinés à leur terrasse).
20 juillet 1994
La confection du storyboard a débuté. C’est intense ! Après le premier jour, j’ai réalisé que ça ressemblait à de la télé, alors je nous ai passé Le Troisième Homme et Citizen Kane, pour l’inspiration visuelle. Pour moi, pas de raison de freiner notre élan expressionniste ou de brider notre style BD. Patrick et Nicki sont d’accord avec moi. Mais, purée, quelle galère de trouver les bons angles ! C’est vraiment du travail.
23 juillet 1994
J’ai montré une démo du jeu à E.A (pour la seconde fois). Don Traeger est revenu, flanqué de leur directeur technique, un Français imposant nommé Luc Barthelet. Il n’a posé que des questions pertinentes. Ils ont l’air très intéressés.
J’ai aussi montré une démo à un jeune gars d’Imagineer, qui était descendu de Seattle en avion pour nous voir.
J’adore mon appartement.
26 juillet 1994
[minuit] Le storyboard continue d’avancer rapidement.
Je me suis entraîné à la salle cet après-midi. Ça m’a requinqué pour le reste de la journée. Il faut absolument que je pense à venir souvent, sans quoi je risque l’épuisement. Quand j’y songe, je ne quitte pratiquement jamais le bureau.
Soirée spéciale aujourd’hui : je suis passé par le [supermarché, Ndt] Safeway avec Patrick, on est rentré en taxi et j’ai fait du rosbif. Cuisiner, ça peut vraiment être sympa, en fait. Sandrine est venue de Fairfax, mais ils étaient tous deux vannés. Pour une fois, j’aurai tenu plus longtemps qu’eux.
Jon a négocié avec Don Traeger et l’a fait monter jusqu’à 1,2 million de dollars et une marge de 22 à 25%. Vraiment un super deal ! E.A. nous veut vraiment ! (gloups !) Fameuse décision à prendre.
On continue à nous conseiller de devenir un label affilié. Serions-nous en train de passer à côté d’une opportunité en or ?
28 juillet 1994
Avec Patrick et Nicki, on a testé des innovations majeures hier et aujourd’hui. On a essayé de mettre une bordure autour de l’image. Ça fait une sacrée différence.
Tom Marcus est passé aujourd’hui, il a vu le bureau et le jeu pour la première fois. On a parlé business avec Jon.
30 juillet 1994
J’analyse « L’ombre d’un doute », pour m’en inspirer. Hitchcock est définitivement génial. Je dois m’incliner.
3 août 1994
Aujourd’hui, Jon, Robert et moi sommes descendus chez EA pour une journée de réunions. Don Traeger, Luc Barthelet, Nancy Smith (responsable commerciale), Larry Probst (PDG) et (brièvement) Bing Gordon.
Je dois dire que j’ai été impressionné. Ils maîtrisaient leur sujet, leurs propositions étaient convaincantes, ils ont chassé la plupart de nos craintes et affichent une grande confiance dans l’avenir. Ils nous veulent, c’est certain, et même s’il faut toujours redescendre sur terre après un premier rendez-vous enchanteur, ils restent très attrayants.
Déjeuner avec Jon et Robert chez Lulu.
J’étais vanné après le travail, alors je suis rentré et me suis écroulé ; tant pis pour le bowling avec Danica et les autres. Puis j’ai reçu un appel de Jack Abramoff, une voix surgie du passé, un producteur qui veut ressusciter In the Dark. C’est à peine si je me souvenais de lui, mais ça ne m’a pas gâché la journée.
EA et Smoking Car… Waw. Nouveau partenaire. Nouvelle navette (San Mateo). Nouvelle aventure humaine avec de nouveaux collaborateurs. La simple perspective d’un tel changement est grisante.
Ils sont bien mieux organisés que Broderbund l’a jamais été. Ça a ses bons côtés, mais ça veut aussi dire que, vu qu’on a affaire à des gens pointus et ambitieux, on va devoir surveiller ses arrières. Cela dit, ils nous traitent tout à fait convenablement. Si on parvient à finir le travail, à livrer la marchandise et que le succès soit au rendez-vous, cela pourrait être le début d’une belle histoire d’amour.
9 août 1994
Mark Netter est arrivé lundi. Aujourd’hui, on a réarrangé le mobilier du bureau et déplacé la zone de production dans la salle à l’arrière.
Dimanche, je me suis assis sur la terrasse dans la lumière froide du matin et j’ai relu In the Dark pour la première fois depuis sans doute 3 ans. À ma surprise, j’ai trouvé ça plutôt correct pour un premier scénario, du point de vue de la structure, du rythme, etc. En revanche, les dialogues et les personnages sont plats et rebattus. Je crois qu’il y a peu de chances que Jack Abramoff en fasse quelque chose.
14 août 1994
[minuit] Tout mon samedi passé au bureau avec Mark Netter et Patrick.
On travaille dur, mais nos efforts commencent à payer. Aujourd’hui, j’ai fait le storyboard de 14 scènes non-interactives. Mark m’a gaiement rappelé : « plus que 96 ! »
Hier, nous avons eu notre première réunion de production hebdomadaire de 11h à 15h. Mark est parvenu à transformer une bande désorganisée en équipe disciplinée. C’est super !
22 août 1994
Les temps forts de la semaine dernière :
Notre nouvelle assistante, Victoria, a commencé. Elle a les cheveux foncés et manie le sarcasme, s’habille avec classe, et me regarde dans les yeux quand je lui parle. Je suis probablement en train de craquer pour elle, mais j’ai décidé de n’en rien laisser paraître, au moins jusqu’à la fin du tournage.
Premier jour des auditions. On a trouvé un Vassili (Dick Mallon) et, par la bande, une potentielle Anna (une Roumaine nommée Florentina, qui venait pour le rôle de Vesna). Les autres manquaient de panache. Peut-être un Serveur ou deux. On continue demain.
Patrick et moi avons fait l’aller-retour à LA en avion pour tourner nos caméos dans le film de George. Patrick devait flirter avec Kyra Sedgwick dans un bar, moi j’étais le gars sur le tabouret voisin. On n’est rentré à l’hôtel qu’à 3h du matin et on a pris le vol de 7h pour retourner à SF.
Samedi et dimanche, on est allé faire du rafting (aux confluents Sud et Médian de l’American River) avec Brian et les autres. Sam, Mark et Robert sont venus aussi côté Smoking Car. On a campé sous la pleine lune, c’était génial.
Je me dissous corps et âme dans le travail.
EA nous propose 1,25 million de dollars contre une part de 22-25% des recettes. L’offre de Broderbund (700 000 $ contre 17-22% des recettes) fait pâle figure en comparaison. Par ailleurs, Sony n’est en réalité pas intéressé de publier la version PlayStation, à moins qu’elle sorte avant la version PC, ce qui est évidemment exclu.
23 août 1994
Journée complète d’auditions. Toujours pas de Cath.
Je pense à Lobna pour le rôle d’Anna. Elle est très à l’aise avec le rotoscoping. George ferait August, Eileen Vesna… Attends voir, on pourrait carrément se passer d’un directeur de casting ; pourquoi ne pas simplement recruter tous mes amis ?
Jamil [un ami de Paris] et Maman sont de passage, ils ont assisté aux auditions.
Waiting for Dark a reçu un prix d’estime au Festival du Film de Philadelphia et a été repris pour la Bahia Jornada au Brésil. Franny est ravie.
25 août 1994
[minuit] Je rentre à l’instant.
Resté à Smoking Car jusqu’à 23h, à regarder des bandes d’audition avec Maman et Nicki.
Quatre jours d’auditions d’affilée à Fort Mason. Eileen est venue hier matin et sa Vesna a impressionné tout le monde. Elle rejoint Dick Mallon (Vassili) au casting définitif. Benny Buttner le mime, le Français Jacques Moyal, d’une gentillesse exquise, un Irlandais d’aspect effrayant en Salko, une Africaine énigmatique en Kahina, et une poignée d’autres nous ont convaincus de ne pas commettre l’erreur de les laisser partir avant de les avoir engagés. Aujourd’hui, nous avons vu notre première Anna depuis Florentina. Elle s’est qualifiée haut la main pour le deuxième tour.
Aucun progrès sur Cath.
Aucune piste pour Tatiana.
Kronos, Abbot, Alexei n’ont toujours pas de visage.
Le rôle d’August est pour George…s’il daigne prendre son téléphone pour rappeler Mark.
Chercher des acteurs non-conventionnés, c’est un peu comme chercher de l’or. Un travail de fourmi.
Maman a bien aimé le bureau. Et réciproquement.
28 août 1994
[minuit] J’ai pris la voiture pour Healdsburg pour dîner chez Jon et Ginger. Jacuzzi et quelques brasses sous les étoiles. J’ai parlé à Jon de mon intention de lui donner 3% des recettes. Il était aux anges.
EA, Tom Marcus, gros sous, conversations avec Papa, Tomi, etc.
31 août 1994
[minuit] Au travail jusqu’à pas d’heure.
Hier soir, Patrick et moi sommes allés chez Donald. On a meublé la voiture de Kronos, on est resté dîner, puis on est parti chez Danica. On est rentré ce matin pour se changer avant la démo devant Acclaim à 10h, et 15 petites heures plus tard, me revoilà chez moi.
Je n’ai plus de vie privée.
Réunion budget avec Robert et Mark. Le tournage va coûter 400 000 tickets. Le budget d’un petit fim.
Et c’est moi qui finance ça tout seul.
J’ai déjà englouti 550 000 $ dans ce projet.
Je m’engage pour un million de dollars.
Je dois être dingue.
(Le bon côté, c’est que, si Smoking Car me rembourse les sommes que j’ai engagées, je serai millionnaire !)
Après le tournage, il restera encore 9 mois de post-production. À 50 000 $ par mois, ça va en coûter 450 000 et ramener le budget total à 1,4 million de $.
Avec un bénéfice de 7 $ par jeu vendu, il faudra en écouler 200 000 pour se refaire.
Il a intérêt à cartonner.
3 septembre 1994
[minuit] Samedi au bureau.
Les auditions de vendredi nous ont amené une jeune fille de 14 ans absolument fantastique, Corinne Blum. C’est la Tatiana dont je n’osais rêver, grâce à qui l’histoire pourra vraiment fonctionner. Un véritable cadeau des dieux.
En désespoir de cause, j’ai persuadé Mark d’appeler Dunja à LA. À ma surprise, elle est intéressée. Elle prend l’avion pour SF mercredi pour participer au deuxième tour des auditions. Si elle est aussi merveilleuse que dans mon souvenir, je crois bien que nous l’avons, notre Anna.
On a aussi appelé Karl-Heinz pour savoir s’il aimerait jouer August. Il nous donne sa réponse demain. Aujourd’hui, dans un message téléphonique, George a confirmé ce que nous soupçonnions tous depuis longtemps : son tournage prend plus de temps que prévu, il ne peut pas assurer le rôle. Si Karl-Heinz disait oui, ça nous arrangerait. Pour l’heure, George sera donc le Cuisinier.
Robert et moi jouerons les Bagagistes 1 et 2.
Patrick n’est pas trop fan de David Svensson en Cath. Moi, je pense qu’il s’en sortira. Évidemment, San Francisco, non-conventionné, ce n’est pas l’idéal ; on est d’accord.
J’ai parlé à Don Traeger et à Tom Marcus. Tous deux nous veulent absolument. Don va nous faxer un projet d’accord mardi. À ce stade, dire non à EA sans les fâcher me paraît compliqué.
Je me demande si c’est ce qu’on ressent la veille de son mariage. Vous espérez que tout sera merveilleux, et en même temps, vous vous demandez si vous n’êtes pas en train de commettre l’erreur de votre vie…
On a une assurance désormais. Larry Hammond est passé et a répondu à toutes nos questions. Le projet entier est maintenant couvert, pour 1,5 million de dollars pendant deux ans, le tout pour à peine plus qu’il m’en a coûté pour assurer ma voiture sur la même durée.
J’ai passé la journée à dessiner des storyboards et à dresser une liste de plans pour le wagon-restaurant. On passe aux choses sérieuses.
L’excitation monte d’un cran. Il y a une semaine, je me lamentais de ne pas avoir plus de temps pour me préparer. Maintenant, je n’ai qu’une hâte : que ce tournage commence.
6 septembre 1994
Encore une journée de dingue – zut, j’ai oublié d’appeler [ma sœur] Linda pour lui souhaiter joyeux anniversaire.
On a travaillé samedi et même lundi, fête du Travail [Labor Day, 5 septembre 1994 -NDT].
Notre nouveau comptable (Charles, le cousin de Robert) est venu remettre de l’ordre dans nos vies. Quelle chance de l’avoir ! Mieux vaut tard que jamais.
Mesures, accessoires, perruques, caméra, acteurs, listes de plans, salaires…et un million d’autres petites choses à penser avant Le Tournage…
Dans treize jours, moteurs…action !
On a reçu un fax avec le deal d’EA. Ils essaient de nous tordre le bras pour les royalties de la version PSX. Et avec ça, aucune nouvelle d’Acclaim.
Aujourd’hui, j’ai injecté mes 50 000 derniers dollars dans Smoking Car. Coût du projet à date : 600 000 $. D’où vais-je sortir les 400 000 que va coûter le tournage ?
Ce qui m’épate, c’est que rien de tout ça ne semble trop m’inquiéter ; je suis fatigué, mais surtout excité et impatient de poursuivre l’aventure. C’est peut-être là tout mon argent, mais ce n’est jamais que de l’argent.
8 septembre 1994
[23h] Mercredi : auditions, deuxième tour. Dunja Djorjevic est venue d’L.A. pour lire avec David Svensson. Florentina est aussi venue lire. Deux Anna très différentes. Choix difficile. Florentina est juvénile, vulnérable, complexe, névrosée…sa présence et son jeu fascinent. Dunja, quant à elle, en impose par sa taille et sa force ; elle a un côté rigide, presque spartiate. (Anne Goldman était aussi très bien, mais elle ne semblait pas à sa place à côté de ces deux Européennes : trop jeune, trop « américaine ». Cela dit, elle ne manque pas d’atouts : elle écoute vraiment. Je la choisirais sans hésiter pour un autre projet.)
David Svensson s’en est très bien tiré. C’est lui qui incarnera Cath.
On a choisi Dunja, finalement.
J’ai parlé avec le chef cascadeur Dave Renault. Il était enchanté d’apprendre que nous allions mettre Eileen à contribution. « Elle est solide. Elle n’a pas peur de tomber, tu peux y aller », m’a-t-il dit, confiant.
Financièrement, c’est la bérézina : j’emprunte de l’argent à Tomi, Papa a souscrit un prêt pour me rembourser les 200 000 dollars qu’il m’avait empruntés, Robert démarche sa propre tante. J’ai toutes les raisons de paniquer, mais tout ça me paraît tellement lointain et abstrait par rapport aux problèmes immédiats que pose le tournage…
9 septembre 1994
[1h du matin] La fête s’achève doucement sur le rooftop. La fin d’une énième semaine de dingue. Patrick, Sandrine et Jamil sont tous là… c’est comme si on avait greffé Paris sur le 1644 Taylor Street.
Dunja et Mujahid sont confirmés en tant qu’Anna et Kronos. Le casting est terminé.
Plus qu’une semaine avant le tournage.
La décision à prendre se fait plus pressante : EA ou Broderbund ?
Je me sens nostalgique ce soir. New York me manque. Mais je me soucierai de mes états d’âme quand j’aurai le temps.
D’après les calculs de Mark, le tournage va coûter 20 dollars la minute. Pendant trois semaines d’affilée, je vais devoir tout payer de ma poche. Après ça, je serai sur la paille. Le plus effrayant, c’est que cette perspective ne me fait ni chaud, ni froid.
11 septembre 1994
Petite bière avec Netter après le boulot ; on a discuté de l’avenir de Smoking Car, etc.
David et Liz vont se marier.
12 septembre 1994
Je n’ai pas eu l’impression d’être lundi. Peut-être parce qu’on n’a pas arrêté du week-end.
Mark et Noel se sont vraiment décarcassés. Sans eux, nous serions foutus. Ils méritent cent fois leur part des bénéfices. Patrick aussi, Nicki aussi, ils travaillent tous comme des forçats. Franny aussi s’est montrée à la hauteur. Tout comme Mark Netter.
Si je n’en dis pas autant de Robert, c’est peut-être parce que j’en attendais encore plus de lui que de quiconque. Chaque fois que quelqu’un a une question ou un problème et qu’il n’est pas au bureau, je lui en veux. Le problème n’est pas qu’il se tourne les pouces -il travaille très dur- mais qu’il n’en fait pas assez pour que les choses avancent ; au contraire, il fait partie de ceux que je dois secouer, flatter ou pousser au train pour qu’ils bougent.
C’est peut-être la position que je lui ai donnée qui veut ça. Ou alors, il y a une trop grande incompatibilité entre son caractère et le type particulier de pression et de collaboration propres à un tournage de film. Quoi qu’il en soit, la partie de la préproduction dont il est chargé – le design et la réalisation des accessoires destinés aux effets spéciaux ainsi que leur raccord avec les rendus du jeu – est très en retard, désorganisée, et menace d’être la partie du tournage qui fichera tout le reste par terre.
Je ne sais pas pourquoi, mais Robert ne semble pas ressentir la même pression que Mark Netter et moi. Aujourd’hui, il s’est absenté pendant 4 heures pour aller à un cours de modélisation 3D, ce qui m’a forcé à organiser une réunion effets spéciaux pour son retour à 22h, heure jusqu’à laquelle Mark, Noel, Mark et tous les autres ont donc dû rester. Ils auront eu une journée de 15 heures. Il faut que j’arrive à faire prendre conscience à Robert de l’urgence sans lui dire platement qu’il nous met dans la mouise – je sèche un peu, là. Je n’arrive pas à réfléchir à ça maintenant.
Tomi m’a fait deux chèques de 50 000 dollars chacun, avant de me dire, avec une pointe d’angoisse : « ce sont les plus gros chèques que j’ai jamais faits. » J’ai eu envie de pleurer.
Nom de nom, la vie n’est pas un long fleuve tranquille.
Malgré tout, je ne suis pas mécontent de la tournure des événements. Si rien ne vient à vraiment merder, le tournage devrait bien se passer, très bien même.
C’était l’anniversaire de Patrick aujourd’hui.
15 septembre 1994
[23h] Journée d’essais coiffure, maquillage et costumes aujourd’hui. Une foule compacte d’acteurs massée dans le bureau. On a formé une chaîne de montage jusqu’au sous-sol. C’était excellent.
Longue réunion avec EA (Don Traeger et Monty Finnefrock), Robert, Tomi et Jon. Il en ressort que, dans leur esprit, leurs 1 500 000 $ leur octroient de façon exclusive les droits de publication mondiaux sur tous les supports, en ce compris le droit de ne pas publier sur un support donné si cela ne leur convenait pas. Jon n’a pas l’air de s’en émouvoir. Moi, si.
Si on signe avec Broderbund, on reçoit 800 000 $. 500 000 partiront dans le développement, et si tout va bien, il en restera 300 000 pour nous rembourser, Tomi et moi, ce qui réduirait mon risque personnel à 700 000 $ (au lieu d’un million).
Si on signe avec EA, on reçoit un million et demi, ce qui, en théorie, suffit pour me mettre à l’abri, mais on devra réserver 300 000 $ pour le portage PSX.
Je perçois vaguement un péril imminent, mais les cris d’alarme de ma conscience restent lointains, inintelligibles.
Premières répétitions avec Dunja, David et Karl (Josef) chez moi.
Demain, ils installent les éclairages.
Ça commence !
Après ça, j’envisage de me retirer dans une maisonnette à la campagne.
16 septembre 1994
J’ai passé une bonne partie de la journée sur le plateau (CineRents) où Andy et son équipe arrangeaient les lumières. On commence lundi.
Toutes les énergies de l’univers convergent et se concentrent sur un seul point…le Tournage.
Fini de m’inquiéter ; je veux juste que ça commence. Comme un sprinteur sur la ligne de départ.
Le plus pénible, ça a été toute cette tension avec Robert, le doute, la rancœur. Je garde un bon souvenir du reste, même des moments plus difficiles, parce qu’on forme un petit groupe enthousiaste et motivé pour relever d’impossibles défis, et plus on en bave, plus on est soudé.
Dani m’a chanté une chanson adorable sur mon répondeur.
J’ai besoin de dormir.
18 septembre 1994
Répétitions chez moi avec Dick Mallon, Corinne, Mikhail, David Svensson, Dermot et Eileen. Sans accroc.
Dîner avec Robert, qui est encore au bureau, à s’arracher les cheveux sur les rendus. C’était bien de me retrouver seul avec lui. On s’est rabiboché ; je ne lui en veux plus. C’était peut-être juste l’excès de stress qui m’avait rendu paranoïaque.
Demain, on tourne.
Je suis prêt.
J’ai retrouvé 50 000 $ dans un compte en banque dont j’ignorais l’existence (erreur comptable de juin dernier). Un peu comme quand vous retrouvez un billet de 20 dans la poche d’une veste oubliée dans un placard depuis l’été, quand vous étiez plein aux as, et que vous êtes content d’avoir maintenant que vous êtes fauché. Comme ça…mais en 2500 fois mieux ! Ça m’apprendra à ne jamais ouvrir mon courrier. Enfin bref, voilà un excellent présage pour le tournage.
Eileen a apporté un grand sac rempli de bagels frais surgelés de NY pour l’équipe technique.
19 septembre 1994
[une heure moins le quart du matin – nuit de pleine lune]
Premier jour.
On a terminé à 23h15. 15 heures après avoir commencé. Déroulé de la journée :
8h à 18h – mise en place (10 heures)
18h à 20h30 - tournage (2 1/2 heures)
20h30 à 22h – mise en place (1 heure et demie)
22h à 23h15 – tournage (1 heure et quart)
En d’autres termes, onze heures passées à installer et régler les machines pour être raccord avec les rendus du jeu, pour trois heures de tournage.
Robert est allé dormir hier soir sans avoir terminé les rendus. Il a achevé ce matin au milieu d’une foule de techniciens qui piaffaient en l’attendant, à 20 dollars la minute.
Pas un mot d’excuse. Pas de « Désolé, j’ai merdé. » Rien.
On passe l’éponge.
Demain, on espère se rattraper vis-à-vis de l’équipe technique (à qui on doit une nuit de sommeil) en terminant à 17h. C’est ça, l’idée (on peut rêver) : que toute la laborieuse mise place d’aujourd’hui puisse servir demain et nous permette d’avancer beaucoup plus vite.
Il y a deux mineurs d’âge et une personne âgée parmi les cinq acteurs de demain. On ne peut pas les garder 12 heures, même si la situation l’exige.
Mark a dit : « Si on peut avoir une journée où tout se passe bien, que ce soit demain. »
20 septembre 1994
Fin du tournage à 17h45.
Je pense qu’on s’est magistralement rattrapé.
Je crois que j’ai attrapé un rhume. Je me suis effondré sitôt rentré. Je tiens à peine debout.
21 septembre 1994
Encore une bonne journée. On a terminé à 19h.
Je suis sorti boire un verre (au Connecticut Yankee) avec une bonne partie de la bande, sous l’impulsion d’Eileen et Dunja. C’était la première véritable occasion de nous détendre en groupe depuis le début du tournage. J’étais euphorique, et pas seulement à cause du vin (premier verre depuis des jours). Le bonheur de tourner, tout simplement.
La confiance s’est installée. Je suis prêt à conquérir le monde (touchons du bois).
22 septembre 1994
Clap de fin de journée à 17h45.
Après le déjeuner, Mark a demandé le silence et a annoncé que Waiting for Dark avait remporté un prix au festival de Bahia. Tout le monde a applaudi. Toute l’après-midi, on est venu me voir pour me féliciter et me poser des questions sur le film. Le moment était judicieusement choisi, quand tout le monde était là ; ça donne à penser aux techniciens comme aux acteurs que ce projet est entre de bonnes mains.
Les journées se passent bien. L’équipe est vraiment chouette, pas de tensions, très bonne ambiance sur le plateau. Je suis content.
À la fin de la journée, on est allé à Varitel pour le transfert de 19h. Ça rend trop bien ! On ne voit plus du tout l’écran bleu. Les acteurs sont aussi bons qu’espéré (un seul bémol à ce stade : Monsieur Boutarel, le rôle qu’on a justement dû redistribuer à la dernière minute). On va y arriver, nom de nom !
Dernier jour de corridor demain.
Pfiou.
C’est vraiment du boulot.
23 septembre 1994
On a bouclé la partie photo à 16h59 (!) avec les prises finales du Conducteur 2 et de Kodiak, le loup de 130 kilos. On est resté pour préparer le wagon-restaurant pour demain.
Désormais, tout n’est plus qu’une question d’accessoires et d’effets spéciaux. On verra demain si on s’est vraiment planté ou si on peut répliquer le miracle logistique du tournage des corridors des voitures-couchettes.
Tout le monde est tendu pour demain. Patrick et Nicki se reprochent mutuellement la façon dont les accessoires ont été gérés, il y a une bulle de tension et de rancœur autour de ce poste-là. Les tables bleues sont censées arriver à 7h du matin de chez Delphi. 17 acteurs vont débouler pour qu’on les habille, les coiffe et les maquille. Quand je suis parti à 22h, Laura Chariton et un bataillon d’assistants de production étaient toujours occupés à peindre et à marquer les emplacements des tables où elles seront le plus « rotoscopables » possible.
Comme l’a dit Mark : « On est à la limite de l’adhérence, mais on tient encore la route. »
Au rayon bonnes nouvelles, nous avons fortement impressionné Adam, Andy et les équipes de cadreurs et de machinistes. Ils ont été nombreux à me dire que c’était un de leurs meilleurs tournages. Aujourd’hui, Adam m’a confié que jamais sur un projet il n’avait rencontré de groupe plus sympathique et soudé. Pourvu que ça dure…
On a atteint le premier sommet.
Reste le wagon-restaurant et les séquences non-interactives.
25 septembre 1994
Dimanche. Mon jour de repos.
Le premier jour de tournage dans le restaurant s’est bien déroulé. On a perdu pas mal de temps dans la mise en place à cause des effets spéciaux foireux, mais on a bouclé à 19h45 malgré tout. Pas une journée parfaite, donc, mais on est loin du désastre du premier jour.
Je suis sorti boire avec une bonne partie de l’équipe, dont deux actrices (Anna et Rebecca), Sophie la cadreuse, Laura Hazlitt, Franny, Mark et Mark. Au Lucky 13. Jusqu’à 2 heures du matin.
Aujourd’hui, repos. J’ai été courir dans le parc.
Eileen a appelé pour me proposer de l’accompagner à une fête chez une amie à elle à côté du festival de blues, mais j’ai décliné. Je ne peux me permettre aucun écart en ce moment.
Première semaine réussie.
La seconde débute demain.
28 septembre 1994
[mercredi] Rentré à 23h30, reparti à 6h30… Combien de temps vais-je pouvoir tenir à ce train-là ?
Hier, nous avons couvert les programmes de mardi et de mercredi en une seule journée, bouclant ainsi la partie wagon-restaurant. On peut appeler ça un strike. Aujourd'hui, c'était le premier jour de tournage des séquences non-interactives et aussi l’entrée en scène de Cath. J’aurais aimé pouvoir inscrire un nouveau strike à notre tableau, mais le fait est que ce nouveau changement de rythme (comme pour le corridor et le restaurant) nous donne bien du fil à retordre.
Sur le plateau, l’ambiance craignait franchement aujourd'hui. J'ai eu l'impression de pousser une barque menaçant de s’échouer, au lieu de conduire le train comme j’aurais dû le faire (Métaphore croisée numéro 217…) Nous avons filmé l'Attaque de Vassili (1210), une longue séquence cinématique, mais on n'est arrivé qu'à la moitié du programme (ambitieux, certes) prévu pour la journée. On n'était pas correctement préparé.
J'ai fait du bon boulot jusqu'ici, mais aujourd'hui, le niveau est monté d’un cran et je n’ai pas été à la hauteur. Demain, il faudra que je prenne le commandement dès mon arrivée et que j’impose une cadence telle que tout le monde devra se bousculer pour la suivre.
Si seulement je pouvais dormir 10 heures…
1er octobre 1994
[Dimanche] La troisième semaine démarre demain.
Rude semaine, la dernière : 4 jours de scènes non-interactives, de mercredi à samedi. Le wagon-restaurant n’est plus qu’un lointain souvenir.
Le rythme a complètement changé sur le plateau, maintenant qu’on est passé à ce type de scène. C’est comme un tournage de film ordinaire, mais en accéléré : sur cinq minutes, on déplace la caméra, on change l’objectif, on positionne les acteurs, plus personne ne bouge, on tourne la scène et hop ! scène suivante. On tourne l’équivalent de 15 pages de script par jour ; impensable sur un tournage conventionnel. L’équipe a bien du mal à tenir ce rythme, mais c’est encore plus dur pour moi. Il m’arrive de décrocher et d’aborder une nouvelle scène sans être prêt, et ça, ça craint vraiment. J’apprends sur le tas mon métier de réalisateur.
Difficile d’imaginer des conditions pires que celles-ci pour réaliser un film. Je dois être archi-prêt et ne jamais m’attarder. Quand j’y parviens, c’est génial. Mais dès que je me mets à cafouiller, tout le monde le perçoit, jusqu’au plus obscur machiniste, et la dynamique du plateau s’en trouve instantanément altérée. Tourner 15 pages de script sur des journées de 12 heures ne me laisse que peu de temps pour réfléchir et planifier 24 ou 48 heures à l’avance, encore moins pour prendre du recul et avoir une vue d’ensemble. Improviser peut s’avérer fatal, la moindre erreur coûte cher, très cher. La pression est énorme.
Hier soir, on est sorti avec les mecs et Dunja. Danica nous a rejoints chez Chevy. Elles se sont rendu compte qu’elles avaient grandi dans le même quartier à Belgrade.
2 octobre 1994
Un sans-faute. Je me suis surpassé aujourd’hui. Préparer les storyboards la veille a tout changé. Corey, Tomi et Doug ont visité le plateau. Doug était impressionné.
Danica dit que je vis trop dans ma tête.
Greg m’a appelé de Paris.
J’ai rejoint Robert chez Varitel pour les transferts.
Demain est une autre grosse journée. On n’a QUE des grosses journées.
5 octobre 1994
[mercredi] Mardi a été une journée titanesque. Aujourd’hui, idem. Adam me rend dingue.
On a terminé à 22h30 aujourd’hui. Si on arrive à boucler à 19h demain, je serai un héros, aux yeux de Mark tout du moins.
Au programme de demain : David Reynaud, les cascades et la locomotive, c’est nouveau pour tout le monde, planning chargé ; il faut encore que je me lève à 6h, et là il est 1h du mat’ et je n’ai pas encore eu le temps de revoir les storyboards, et et et
j’ai besoin de sommeil.
Pour que ça marche, il faut absolument que j’arrive demain en connaissant toute la foutue partition sur le bout des doigts. Mais je n’y suis pas. Pas encore.
6 octobre 1994
[vendredi] Hier a été la plus dure journée jusqu’ici (la locomotive). On n’a pas pu finir malgré les heures sup’, mais au moins, on peut libérer Dunja Djordjevic.
Ça a été mieux aujourd’hui. On a couvert toutes les scènes de Cath et August (16 pages de script) et bouclé Josef Schultz à 19h30. Ça nous a permis de retourner à Smoking Car nous préparer pour demain -scènes de bagarre !
Andy a dit qu’hier avait été la journée la plus rude de sa carrière.
Le rythme est très dur, éreintant. Ce n’est pas que les journées soient si longues que ça, c’est qu’on travaille dans une hâte perpétuelle et sans relâche.
On tourne plus de quinze pages de script par jour. Aujourd’hui, on a atteint les 2000 prises de vue.
Ce n’est pas du cinéma, c’est autre chose. Moteurs, action et boum ! on démonte. On essaie de tourner Citizen Kane avec une équipe TV de jour. De la folie furieuse.
Aujourd’hui, Robert et moi avons fait nos caméos en tant que Porteur 1 et Porteur 2. L’équipe maquillage s’est fait plaisir en s’occupant de moi. Eileen est venue spécialement, juste pour peindre mes mains.
8 octobre 1994
Dimanche à la maison.
Après-midi de détente sur le balcon sous une brise légère. Le ciel est bleu, tout comme la baie.
Je n’ai fait que dormir depuis que je suis rentré à 2h du matin. Le sommeil ne vous lâche plus une fois qu’il vous a pris. La réalité et le temps n’ont plus cours.
Hier, on a tourné les scènes de combat. On a terminé avec les 4 Serbes, les cascades principales de Cath sont dans la boîte, ainsi que tout ce qui est armes blanches et à feu ; on peut libérer David Reynaud (le chef cascadeur). Il restera une foule de petits trucs à régler lundi, mais en ce qui me concerne, c’est hier qu’on en a vraiment mis un coup. Il y avait dans l’air comme une atmosphère de fin de tournage. L’ambiance était bonne, on a été nombreux à rester pour boire un pot au Lucky 13, comme une mini-célébration de clôture. On a bouclé à 22h30 et on est resté jusqu’à fermeture du Lucky 13 à 2 heures du matin.
11 octobre 1994
Fin du tournage lundi. Succès total ; les gens se parlent toujours ! George est monté d’L.A. pour jouer le cuisinier. C’est chouette qu’il soit venu. On est allé fêter ça au Rite Spot.
Dîner avec Robert. On a planifié le futur de Smoking Car.
De retour au bureau aujourd’hui. Je me sens épuisé en ce moment, mais rien ne peut me perturber.
17 octobre 1994
Remise dans le bain. Nombreuses discussions sur la répartition des bénéfices, les accords financiers, le budget, les éditeurs… il faut s’occuper de tout ce qu’on avait mis de côté pendant le tournage.
Smoking Car : y a-t-il une vie après Express ? Mark, Noel, Robert, Nicki : comment les garder motivés ? Broderbund, EA, négociations. Les sous, encore les sous, toujours les sous.
Je m’envole pour Paris dans trois jours. J’ai hâte.
21 octobre 1994 [Paris]
Je lutte pour rester éveillé pendant cette première journée. Mais, mon vieux, c’est génial d’être ici.
Une journée splendide, consacrée principalement à extirper ma vie française du chaos administratif où je l’avais laissée croupir. Remplacement de ma carte bleue, carte de séjour (en cours), assurance voiture (Greg et Pierrick s’en chargent à Argentan), permis de conduire. Tout ça m’a donné l’occasion de faire le tour de Paris à pied et en métro, d’admirer les filles dans leurs tenues d’automne et les policiers en uniforme et surtout, de me rappeler pourquoi c’est si pratique d’avoir une voiture ! Ce désir redeviendra réalité, ce soir si tout va bien.
Ça peut paraître insensé, mais on dirait que le vol m’a débarrassé de mon rhume.
J’ai rencontré Kees, mon nouveau voisin du dessous.
6 novembre 1994
J’aurais dû raconter ici cette fameuse nuit dans les catacombes avec Eileen, Kees et Derrick le Canadien un peu cinglé, mais je ne l’ai pas fait et maintenant, c’est trop tard.
Je suis à L.A. pour la première cérémonie annuelle des trophées ‘Cybermania’, aux studios Universal. Je ne faisais pas partie des nominés, mais Eileen, si ; comme j’avais une entrée gratuite, je n’allais quand même pas la jeter !
J’ai pu rencontrer Herbie Hancock, Shelley Duvall, Charles Fleischer (le doubleur vedette de Qui veut la peau de Roger Rabbit) et l’héroïne du nouveau Karate Kid (Hilary Swank). Je ne m’étais pas attendu à ce qu’autant de gens me connaissent moi, ainsi que Prince of Persia. La fête en elle-même était sympa ; l’occasion rêvée pour les nouveaux venus de tenter d’impressionner les tauliers d’Hollywood. La cérémonie, en revanche, était une farce. Phillips avait acheté la plupart des récompenses. J’ai largement détesté. Mais je me suis bien amusé. J’ai parcouru tout L.A. en voiture en compagnie d’une Deirdre O’Malley bien éméchée, à la recherche du Sofitel de Beverly Hills. Je me suis retrouvé à partager une chambre d’hôtel avec John Evershed ; je lui ai donné plein d’idées pour son nouveau jeu « Maria ».
9 novembre 1994 [San Francisco]
Ma priorité du moment : remettre le train en marche. Quand je suis rentré de Paris, tout était à l’arrêt. « Ça fait deux semaines qu’il est sur une voie de garage, » a grommelé Charles.
Quatre semaines ont passé depuis la fête de fin de tournage. La semaine dernière, on a rangé le bureau et réorganisé tout l’espace. Lundi, Nicole est rentrée de deux semaines de congé, Mark Netter est arrivé en ville après deux semaines à L.A., et Robert est revenu de son long week-end. L’équipe se reconstitue. Justin a commencé. On a engagé un chef de bureau aujourd’hui. Vendredi sera le dernier jour de Franny ; lundi, Sharon passera les rênes à Daniel.
Demain, Jon et moi avons une réunion avec EA ; on espère enfin savoir qui va l’éditer, ce jeu.
11 novembre 1994
Fantastique journée aujourd’hui. Robert est de retour à 100% et ça se sent.
Avec Mark, Nicki et Robert, on a regardé le film de Terry, Saviors of the Rainforest. Surprise, c’était vraiment pas mal. Le mayonnaise commence à prendre dans le groupe.
Il y a des millions de trucs que je pourrais raconter – sur Smoking Car, sur le jeu, les accords d’édition, la dynamique du groupe et ses enjeux politiques, la question du partage des recettes et de la structure de la boîte… Mais comme tous ces sujets très sensibles et importants évoluent de minute en minute, je n’ai aucune envie d’en parler ici. Je veux juste que tout ça soit réglé, de sorte que je ne doive plus y penser.
Je passe 15 heures chaque jour à me concentrer sur le boulot, et à la seconde où je m’arrête, je me mets à penser aux femmes.
Il faut que je me trouve un passe-temps.
14 novembre 1994
Tom Marcus m’a appelé ce matin pour me faire une nouvelle offre : 22% de royalties sur une échelle mobile jusqu’à 28% une fois 300 000 copies vendues (l’offre précédente allait de 17 à 22%).
Ils ne plaisantent pas.
Ce n’était pas prévu.
Je ne peux pas faire l’impasse sur ce deal.
J’appréhende ma prochaine conversation téléphonique avec Don Traeger.
Il y a aussi le problème de mener le projet à son terme. Les troupes s’agitent. La raison principale en est que la hiérarchie au sein de la boîte n’est pas clairement établie. D’ailleurs, existe-elle vraiment, cette boîte ? Quel jeu va-t-on créer après Express ? Qui va se charger du concept ? Et quand ? Il y a une grande zone d’ombre, et ses initiales sont R.A.C. [Robert A. Cook, NDT]
16 novembre 1994
Il pleut. J’ai parlé avec Don Traeger hier. J’ai dû l’appeler chez lui car il était grippé. Je doute que notre conversation l’ait aidé à se sentir mieux.
Je suis sorti dîner au Cypress Club avec Robert et Jon. Pour marquer le coup, en quelque sorte. Robert est rentré avec moi et on a passé la soirée sur son laptop, à planifier le futur de Smoking Car sur Microsoft Project. Ça m’a redonné une confiance que je n’avais plus sentie depuis longtemps.
18 novembre 1994
[minuit] Je consigne tellement peu de tout ce qui se passe au quotidien dans ce journal, c’en est risible.
Trois journées de montage déjà accomplies. C’est extrêmement gratifiant. Terry est doué. Je m’amuse bien. Aujourd’hui, on planche sur la scène 1311.
Tom Marcus est passé en fin de journée avec Pilar, la nouvelle directrice de Broderbund Europe.
Robert n’a pas donné de nouvelles depuis son départ pour Boston. Son absence est clairement remarquée. En même temps, l’ambiance est paisible et chacun semble savoir quoi faire.
Nous n’aurons jamais fini ce projet pour juin.
21 novembre 1994
J’ai passé neuf heures dans la salle de montage, puis joué deux heures au squash pour me remettre d’aplomb.
Cette routine où je m’enferme est mortifère ; j’ai besoin de retrouver un sens plus profond à ce que je fais. Ce projet et le stress qui l’accompagne m’accaparent tellement que je n’arrive plus à m’en détacher, ni à profiter des petits plaisirs de l’existence. Ma vie commence à se recroqueviller.
24 novembre 1994
Dîner chez Mo et Lisa. Je ne m’étais pas attendu à un tel comité d’accueil : Adam Davis, Larry Meyers et Sebastian Schreiber [des amis du lycée] étaient là, avec Mo, Ayman et leurs parents. Voir autant de gens de Chappaqua à la fois m’a donné l’impression d’y avoir été transporté, à 4000 km à l’est d’ici. Il n’y a pas de meilleure façon de célébrer Thanksgiving. Les nouveaux amis, c’est bien, mais rien ne remplace ceux qui vous accompagnent depuis le lycée.
25 novembre 1994
En relisant d’anciens cahiers de mon journal, je suis tombé sur le récit d’un rêve du 21 août 1993, d’un prophétisme terrifiant. Je le cite mot pour mot :
La nuit dernière, j’ai rêvé de Patrick, et il me disait avec regret : « J’aime bien Robert, Tomi, et Sam, et tous tes amis… mais j’aimerais tellement que tout redevienne comme avant, quand on était simplement amis… avant qu’on commence tous à travailler pour toi. » Mon cœur a répondu à ma place : « Moi aussi. »
29 novembre 1994
Dîner chez Ernie avec Morris et Mark Netter. J’ai travaillé Mark au corps ; il est déterminé à remettre Smoking Car sur les rails.
Brian Eheler s’est libéré de tous ses autres projets pour se consacrer à Express. Il est gonflé à bloc.
Patrick m’a appelé à 8h30 ce matin, puis est passé avec Sandrine pour le petit-déjeuner. Il m’a parlé de Robert. Il est inquiet.
30 novembre 1994
Encore une journée de feu au bureau. Donald est passé. Ça prend vraiment forme.
5 décembre 1994
Le dîner avec Robert s’est bien passé. Certes, je ne lui ai rien dit de ce que j’avais passé les dernières semaines à répéter intérieurement, mais on a simplement discuté, et conclusion, il est toujours de la partie.
Je lui ai confié que j’étais fauché. Je pourrais peut-être encore trouver 25000 $ pour la facture de CineRents (de 30.000 $, et ils ne me lâchent pas), mais c’est tout.
« Waouh, tu es vraiment raide, alors », m’a-t-il dit, ébahi. « Tu es complètement dingue. OK, tu ne l’auras vraiment pas volée, ta prime de risque. »
Rien de ce que j’aurais pu lui dire n’aurait plus sûrement remporté sa loyauté que cette vérité toute simple et spontanée. All you need is love.
Le montage se déroule sans accroc. Terry est rodé et choisit lui-même les images à présent ; Nicki en est contente. Le processus de rotoscoping est en bonne voie d’automatisation. Donald, Nicki, Mark et Noel sont très motivés et travaillent tous comme quatre.
Serions-nous enfin sortis du bois ?
Attention, je n’ai pas dit que ce projet n’est plus assez dur pour nous faire suer jusqu’à la dernière minute, et ce malgré notre motivation et nos efforts redoublés ; non. Ce que je veux dire, c’est que ça, c’est un défi que nous nous ferons une joie de relever.
6 décembre 1994
Je suis resté au bureau jusqu’à 21h avec Mark. On a commandé une pizza, puis on est rentré chez moi prendre une bière. On n’arrête pas.
Un nouvel extrait des carnets de Jordan « Il y a 30 ans cette semaine » sera publié ici mercredi prochain. Merci de votre visite !
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