En savoir plus sur l'annexe de Replay.
Page 3-4 : Anschluss
En mars 1938, l'Autriche était annexée par le Reich allemand. Hitler arriva par le train pour une procession triomphale à travers Vienne et descendit la rue principale de Leopoldstadt, essentiellement occupée par des Juifs, juste sous les fenêtres de ma famille.
Par licence poétique, j'ai dessiné mes grands-parents debout face aux portes-fenêtres. Ce jour-là, le groupe paramilitaire nazi des SA entra dans les appartements donnant sur la rue pour éloigner les habitants des fenêtres. Mon père se rappelle qu'une de ces chemises brunes, ne voyant pas quel danger un enfant de 7 ans représenterait pour Hitler, le prit sur ses épaules pour qu'il puisse voir le défilé. Il a donc été le seul membre de la famille à avoir une vue dégagée.
Page 5 : L'autobiographie d'Adolph Mechner
En 1978, dans l'introduction de ses mémoires, mon grand-père dit espérer que ses descendants les liraient et y ajouteraient peut-être un jour leurs propres histoires : « Vivant sequentes : que d'autres suivent. »
Je ne vais pas en publier l'intégralité ici, mais ces premières pages donnent un aperçu de son style et de ses intentions.
Page 6 : « Qui parle l'ombre parle vrai »
Ce vers est tiré du poème « Sprich auch du » de Paul Celan. (L'original, en allemand : « Wahr spricht, wer Schatten spricht. »)
Celan est né à Czernowitz, comme mon grand-père, et a bâti sa réputation de poète germanophone une fois exilé en France après la guerre. Ce court poème m'évoque une mystérieuse descente vers un monde souterrain, sous forme d'une ombre humaine. Et, peut-être, un retour.
Page 9 : Los Angeles
De 2004 à 2015, nous avons vécu à Loz Feliz, à l'est des Hollywood Hills. Au loin, c'est l'observatoire Griffith, tel qu'il apparaît dans La Fureur de vivre (ou plus récemment, La La Land).
Page 10 : New York
En 1975, New York était plus dangereuse et en proie au crime qu'elle ne l'est aujourd'hui, mais personne ne prêtait particulièrement attention à deux enfants de onze ans en balade, tout seuls, qui fouillaient les magasins de comics ou allaient voir deux films interdits aux mineurs d'affilée. Mon meilleur ami Mark et moi, on pensait être des adultes désabusés, mais on était des bébés.
Je vivais à Chappaqua, une banlieue verte à une heure au nord de Manhattan. J'étais toujours content de prendre le train pour aller rencontrer Mark en ville, et peut-être agrandir ma collection de MAD Magazine. « Crockwork Lemon », une parodie d'Orange mécanique, fait partie de celles dont je me souviens bien : un film que même le St. Marks Cinema a refusé de nous laisser voir.
C'est mon père au piano, qui joue « Aufenthalt » de Schubert. Voici un enregistrement d'une réunion de famille semblable réalisé par mon grand-père en 1969. Vous y entendrez la voix de mon grand-père présentant la performance, puis son frère Carl qui chante et mon père qui l'accompagne au piano.
Page 11 : 1914
Czernowitz, la ville natale de mon grand-père (qui faisait alors partie de l'Empire austro-hongrois) fut l'une des premières à être prise par l'armée russe en août 1914, peu après le début de la Première Guerre mondiale. Les deux principaux ponts de la ville qui traversaient la Pruth furent détruits, probablement par des troupes autrichiennes battant en retraite. Cette photo montre l'un d'entre eux. (Avec l'autorisation du Centre d'histoire urbaine de Lviv, Ukraine.)
Page 12 : Prince of Persia
Les lecteurs s'intéressant à la création de Prince of Persia ou aux rouages du développement de jeu vidéo dans les années 80 trouveront plein de détails croustillants sur ce site. (Les onglets Livres & Jeux et Bibliothèque constituent de bons points de départ pour s'y plonger.) Voici un extrait de la vidéo d'origine de mon frère, tournée sur un parking en 1985. Il a 15 ans, moi 21.
Page 16 : Apple II music
Mon père n'est pas musicien professionnel, mais c'est un très bon pianiste classique amateur. (Il est surtout psychopédagogue et entrepreneur.) Par ailleurs, il a fait ses débuts en tant que compositeur en écrivant la musique de mes premiers jeux, Karateka et Prince of Persia.
Les capacités audio de l'Apple II étant limitées, il a d'abord composé la musique au piano, puis nous avons trouvé comment assez la simplifier pour que je puisse programmer l'ordinateur et qu'il la joue sur ses haut-parleurs intégrés nasillards.
Voici une reprise récente de la musique de Prince of Persia écrite par mon père :
Page 18 : Les aquarelles d'Hitler
Mon père et mon grand-père m'avaient déjà raconté l'histoire de l'oncle Joji et des aquarelles d'Hitler, mais je n'avais jamais réalisé qu'elle était connue en dehors de notre famille avant de lire le livre de Brigitte Hamann, La Vienne d'Hitler : Les années d'apprentissage d'un dictateur. J'y ai appris que l'intermédiaire était un encadreur du nom de Samuel Morgenstern.
Selon Hamman, « Un des principaux clients de Morgenstern était l'avocat Josef Feingold [l'oncle Joji de mon père]… Il avait un bureau dans le centre-ville, près de Stephansplatz, et entretenait un certain nombre de jeunes peintres envoyés par Morgenstern. Il a acheté une série de vues historiques de Vienne peintes par Hitler, qu'il a fait encadrer par Morgenstern dans le style Biedermeier. » Comme le disait Morgenstern : « Il est plus facile de vendre des cadres s'ils contiennent des tableaux. »
Les notes de bas de page de Hamman contiennent des détails inconnus de mon père, comme le fait que Josef avait donné quatre tableaux à la fille de sa coiffeuse, une électrice enthousiaste des nazis. « D'après le rapport de Mock, sa coiffeuse, qui figure dans les archives du NSDAP de 1936, il s'agissait de vues de la vieille porte du Schönbrunn, du Ratsenstadl, du palais Auersperg et du vieux Burgtheater, toutes signées "A. Hitler." [Feingold] quitta Vienne le 4 août 1938 pour la France. »
Comme beaucoup des mécènes et clients du monde de l'art dans la Vienne d'Hitler, Morgenstern et l'oncle Joji étaient juifs. Hamman remarque qu'avant la Première Guerre mondiale, Hitler avait beaucoup d'amis juifs et avait une attitude positive voire de l'admiration à l'égard des Juifs en général. Ceux qui l'avaient connu furent choqués lorsqu'il émergea dans les années 20 sous les traits de ce politicien antisémite qui appelait les Juifs des « parasites », parce que cela ne ressemblait en rien à l'Hitler qu'ils avaient connu. À la lecture du livre d'Hamman, je me suis demandé dans quelle mesure l'antisémitisme d'Hitler reflétait une posture opportuniste visant à acquérir des votes, plutôt que ses convictions personnelles.
Page 20 : Mon journal
J'ai commencé à tenir un journal lors de ma première année à Yale, en 1982, et j'en ai gardé l'habitude.
Dans cette case, je suis assis à la fenêtre du Calhoun College, du nom d'un homme d'état suprémaciste blanc et pro-esclavage de Caroline du Sud. En 2017, Yale a renommé mon vieux bâtiment résidentiel, décidant de plutôt rendre hommage à Grace Hopper, brillante mathématicienne et pionnière de l'informatique ayant rejoint la marine américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale et utilisé ses talents pour combattre les nazis.
Page 24 : les tableaux d'Else Mechner
Mon grand-père trouvait que sa sœur Else était une grande peintre, dont la carrière prometteuse connut une fin abrupte lorsqu'elle quitta Paris en 1930. Des problèmes familiaux et financiers ainsi que l'arrivée des nazis au pouvoir l'ont empêchée de recommencer à peindre. Aujourd'hui, personne ne la connaît.
Dans ses mémoires, Papi a inclus des photographies de tous les tableaux d'Else qu'il a pu trouver, et aussi des coupures de presse évoquant ses expositions à Paris dans les années 20. En voici une de Luc Benoit, conservateur au Louvre :
« On n'explique rien que soi-même et la meilleure préface à ses tableaux aurait été écrite par madame Mechner elle-même. Mais elle a renoncé. Elle a renoncé à tout : sculpture, musique, poésie, pour s'exprimer par la couleur et la ligne, dans des toiles touchantes où elle essaie, en chantant, de fixer des formes imaginées, et de synthétiser poème, sculpture, musique. Tout cela est d'un art spiritualiste et même mystique. Tout cela est vision et symbole, d'une hantise biblique, résonnant des psaumes de Bach. Art inassouvi, aspirant aux grandes espaces, aux immenses fresques et qui n'étonne pas de la part de l'artiste, qui est venue de Roumanie déposer sur la tombe de Delacroix des roses rouges ... Le contresens qu'il ne faudrait pas commetre, c'est de voir en elle une néo-classique. Si jamais elle s'échappe, ce sera par la surréalité, au galop, à travers la forêt primordiale, montée sur un cheval de neige. »
Mon père n'a jamais partagé l'enthousiasme de Papi pour l'œuvre d'Else. Il préfère les tableaux impressionnistes, qu'il s'agisse de paysages, portraits ou natures mortes ; les tableaux symboliques/mystiques d'Else, ça n'est pas son truc. Il a une dizaine de ses toiles dans les placards de son appartement new-yorkais, mais aucune n'est au mur.
Page 26 : Asteroids
Ma première tentative sérieuse de devenir un auteur de logiciels à succès a eu lieu en 1981 : j'ai réalisé un portage fidèle du hit d'arcade Asteroids sur Apple II. Encore au lycée, je jubilais car Hayden Software (une filiale de Macmillan) avait accepté d'éditer mon jeu. J'avais déjà commencé à dépenser mentalement les royalties quand les avocats d'Atari ont été mis au parfum et ont commencé à demander aux éditeurs d'arrêter de publier des copies sur disquette de leurs jeux d'arcade.
Juridiquement, on était en terre inconnue. En 1981, il n'y avait pas de précédent permettant de juger si on pouvait copyrighter le « look et le feeling » d'un jeu vidéo. Ken Williams, de chez Sierra On-Line, fut l'un des rares qui étaient prêts à mener une bataille juridique digne de David contre Goliath. Hayden a préféré ne pas prendre de risque. Mon « Apple Asteroids » a connu une mort discrète, et je suis allé à l'université.
Page 30 : Karateka
Avant Internet, il n'y avait pas beaucoup de façons pour un aspirant game designer de 17 ans d'en apprendre plus sur l'industrie. Le magazine Softalk était ma ligne de vie. (Voir page 29.)
Grâce à leur top 30 des meilleures ventes de logiciels, j'ai appris que le numéro 1 était Apple Galaxian. Dans un profil du studio de novembre 1981, le journaliste Al Tommervik chantait les louanges de la culture d'entreprise de Broderbund, ainsi que de l'éthique, de l'honnêteté et du caractère globalement génial de ses fondateurs, les frères et sœurs Doug, Gary et Cathy Carlston. À partir de ce moment-là, mes rêves de devenir un auteur de logiciel édité se sont focalisés sur Broderbund.
En 1982, j'ai envoyé à Broderbund mon jeu Deathbounce (sur une disquette, dans une enveloppe). Quelques semaines plus tard, le téléphone de ma chambre a sonné : c'était Doug Carlston en personne. Il m'a dit que Deathbounce n'était pas pour eux, mais qu'il serait curieux de voir ce que je ferais par la suite.
J'ai parlé de cet évènement incroyable, et de mes autres aventures en tant qu'étudiant essayant de se faire une place dans l'industrie du jeu vidéo, dans mon journal qui était alors encore privé (et qui serait publié par la suite sous le titre The Making of Karateka: Journals 1982-1985).
Don Normark, le père de mon camarade de chambre Ben, était photographe. Vingt ans après, nous nous sommes retrouvés à Los Angeles, et avons travaillé ensemble pour réaliser un documentaire à partir de ses photos de la Chavez Ravine prises en 1949. C'est encore une autre histoire.
Page 32 : Réduction
Certains lecteurs s'inquiètent peut-être de ce qui est arrivé à ma collection de magazines, jeux, manuels et autres produits de mon travail datant des années 80. Grâce à la rencontre d'un autre amateur hardcore de l'Apple II tombant à point nommé, un dénommé John Romero (voir son apparition page 180), le Strong Museum of Play a pris les choses en main et a tout fait envoyer à leurs archives de Rochester, dans l'état de New York. Ma collection y est bien plus en sécurité que chez moi.
Page 35 : Les mémoires de Papi
Dans Replay, j'ai utilisé trois palettes de couleur pour distinguer trois fils narratifs : jaune pour le présent (mon déménagement en France en 2015-2019), bleu pour mon passé (des années 60 à 2012), et sépia pour celui de mon père et de mon grand-père (1900-1942). Les cases carrées sont mes propres souvenirs, celles aux coins arrondis montrent des évènements qui m'ont été racontés.
Pour le récit de mon grand-père, j'utilise une police de machine à écrire, comme il l'a fait dans ses mémoires. Les extraits sont condensés - dans une bande dessinée, les images parlent d'elles-mêmes et l'espace coûte cher - mais j'ai essayé de préserver son style et de rester aussi fidèle que possible à ses mots. À titre de comparaison, voici les pages de ses mémoires qui ont servi d'inspiration à trois cases de la page 35 de Replay :
Papi a conservé et intégré à ses mémoires une série de lettres qu'il a reçues des autorités médicales autrichiennes après l'Anschluss. Elles l'informaient qu'il allait être radié de la caisse maladie des travailleurs, et demandaient sa coopération pour transférer son cabinet à un médecin non-juif. Celle-ci date d'avril 1938.
Parmi les histoires ne figurant au final pas dans Replay (ce livre est déjà bien assez dense), il y a celle de comment mon grand-père a inventé et fait breveter un remède pour le rhume créé à partir venin de serpent et commercialisé sous le nom de Viperin. En 1938, son dur labeur commençait tout juste à payer : les essais cliniques avaient été un succès, il commençait à recevoir des royalties, et sa renommée grandissait. Fuir Vienne signifiait abandonner tout cela, en plus de son cabinet de médecin.
Dans ses mémoires, il raconte l'histoire de la Viperin en détail, et notamment ses tentatives subséquentes, en tant que réfugié, d'en reproduire la formule et de la vendre avec l'aide d'une entreprise pharmaceutique cubaine. En 1942, la découverte puis la commercialisation du premier antihistaminique (Antergan) leur coupèrent l'herbe sous le pied ; la Viperin avait raté le coche. Jusqu'à la fin de sa vie, Papi resta convaincu que la Viperin était un meilleur médicament que les antihistaminiques et regretta sa disparition.
Les coupures de presse ci-dessus datent de 1938, avant l'Anschluss.
Page 36 : Paris
Les quelques mois que mon père a passés à Paris en 1938-39 avec Lisa lui ont laissé de beaux souvenirs et une première impression positive de la France. Voici une des photos du séjour.
Page 37 : Cours élémentaire
Mon père (alors âgé de 8 ans) a écrit cette lettre à sa mère et ses grands-parents restés à Vienne quelques mois après que cette photo a été prise.
« Chers tous ! Je vais déjà à l'école. J'aime beaucoup y aller. J'ai eu 10/10. Est-ce qu'Hannerl est sage ? Lisa travaille dans le bureau de Raymond. Elle gagne de l'argent. Elle est très contente. Je fabrique beaucoup d'avions. Comment allez-vous ? Je suis allé à Notre-Dame. C'est très beau. Dr. Saxl, une autre dame et moi, nous sommes allés dedans. J'ai des vacances pour Pâques. J'ai reçu ce papier à lettres et beaucoup de brochures pour des automobiles de la part de l'élève de Lisa. Il s'appelle Didier. Je vous embrasse, Franzi. »
En savoir plus sur l'annexe de Replay.