En savoir plus sur l'annexe de Replay.
Page 107 : Czernowitz
Mon grand-père a créé ce collage de photos pour le premier chapitre de ses mémoires.
Comme beaucoup d'endroits dans l'Empire austro-hongrois, la ville natale de Papi a changé de nom et de nationalité depuis son adolescence, et depuis qu'il a écrit ses mémoires dans les années 70. Czernowitz a été rebaptisée Cernauti lorsqu'elle est devenue roumaine, puis Chernovtsy une fois soviétique. C'est aujourd'hui Chernivtsi, en Ukraine.
Ghosts of Home : The Afterlife of Czernowitz in Jewish Memory (Les Fantômes de chez soi : Survivance de Czernowitz dans la mémoire juive) est un excellent livre écrit par deux professeurs d'université américains dont les parents juifs ont fui la Chernovtsy soviétique en 1945. Ils y explorent la fascination que cette ville, qu'on a appelée « La Vienne de l'Orient », a exercé sur ses descendants : « un cadeau merveilleux et une malédiction constante », comme le disait Aharon Appelfeld dans le New Yorker. Le poète en exil Paul Celan (qui s'est noyé dans la Seine en 1970) appelait Czernowitz « un endroit où les hommes cohabitaient avec les livres. »
Page 108 : La manufacture de meubles
Ici, j'ai condensé des pages du récit de Papi en une seule case. Il a tant écrit sur son père. Cet extrait plus long de ses mémoires contient des détails qui donnent une idée du contexte social et des perspectives qui étaient celles des juifs dans l'empire des Habsbourg :
« Avant qu'il n'épouse ma mère, mon père était contremaître dans une scierie doublée d'une manufacture de meubles appartenant au baron Grödel. Par la suite, lui et son frère Josef achetèrent les deux entreprises et devinrent associés. La femme d'oncle Joseph s'appelait Henriette. Son nom de jeune fille était Schnabel, et elle était la cousine du célèbre pianiste Arthur Schnabel. Josef et Henriette avaient 4 enfants : Egon, Olga, Martha et Toni. Egon et Martha vécurent à Vienne par la suite. Egon avait une position importante en tant que directeur puis président d'une grande entreprise de charbon à Vienne. Nous avions avec eux des contacts fréquents et amicaux, et nous partions souvent en promenade.
… La manufacture de meubles et la scierie étaient à Wygoda, près de Dolina, dans la partie est de la province de Galicie, à environ 5 heures de train au nord de Czernowitz. Les meubles qu'on y fabriquait étaient conçus par mon père, qui avait un don pour le dessin. »
J'ai fait des recherches sur le Baron Groedel et découvert qu'il était de famille juive. Les Groedel ont fait fortune dans le commerce du bois à la fin des années 1800. Sur cette photo, ils sont devant leur villa en Roumanie, en 1910. Leur propriété a été confisquée par les nazis dans les années 30. Leur cadet, Hans, s'est enfui au Canada, où il s'est suicidé en 1945.
Page 108 : Mon arrière-grand-père
Comme mon arrière-grand-père (qui s'appelait aussi Adolf) est mort avant que Papi naisse, je ne sais presque rien de lui en dehors de ce que Papi en dit dans ses mémoires. En 2017, peu après mon arrivée en France, j'ai reçu un e-mail de Ruth Stimler, 97 ans : elle m'y disait que le nom de jeune fille de sa mère était Mechner et se demandait s'il était possible que nous soyons de la même famille. Curieux, j'ai passé une après-midi à faire des recherches généalogiques et j'ai noirci trois pages de mon carnet de croquis.
À l'époque, Replay ne faisait pas partie de mes projets. J'étais accaparé par le développement d'un jeu vidéo triple A en monde ouvert ; écrire dans ce carnet n'était qu'un hobby. En revoyant ces pages, je me demande si l'idée d'une bande dessinée sur ma famille flottait déjà dans mon inconscient.
(Ces pages figurent dans Year 2 in France, une édition en facsimilé de mon carnet de croquis que j'ai auto-éditée en 2019 : un autre pas sur le chemin me menant à Replay. Le dernier extrait est issu de mon atelier de dessin d'après nature, à Montpellier ; rien à voir avec cette histoire. Mes carnets sont souvent un mélange de journal, de support pour ma pratique du dessin mais aussi pour les croquis que je fais dans les cafés, ou tout autre endroit que je fréquente.)
Papi a conservé deux lettres que son père a écrites à Henriette, la fiancée de son frère. L'une d'elles est composée dans une écriture magnifique ; la seconde l'est entièrement en vers libres. Papi explique :
« Cela fait Tá, ta tá, ta tá ta, tá ta;tá, ta tá ta, tá ta tá ta. Il explique pourquoi il l'a écrite ainsi, c'est-à-dire parce qu'il était membre d'un club littéraire et que sa tâche pour les jours à venir était de réciter de mémoire le long poème épique romantique du célèbre poète allemand Scheffel, "le Trompettiste de Säkkingen", écrit en trochées toniques de 4 pieds. Il explique ensuite qu'il relisait tous les soirs cet "air chantant" et que ce rythme lui était désormais si familier qu'il avait constamment envie d'en composer. La façon dont il a écrit cette lettre est vraiment ravissante, mais également très difficile voire impossible à traduire puisqu'elle y perdrait tout son charme. En passant, "le Trompettiste de Säkkingen" a par la suite été adapté en opéra par Victor Nessler. »
Ces deux lettres me laissent penser qu'Henriette a dû passer au moins une nuit blanche à décider lequel des deux frères Mechner épouser. Mais ce n'est rien de plus que mon imagination.
Page 108 : Ma mère
Page 109 : Le pont turc et l'épicerie
Tous mes remerciements à Edgar Hauster, qui gère avec le professeur Bruce Reisch et Jerome Schatten le blog Czernowitz Ehpes : une collection d'histoires de famille, de photographies, de cartes, de données de recensement et même de recettes de cuisine. Quand je l'ai contacté pour lui expliquer la mission que je m'étais fixée avec Replay, il a généreusement pris le temps de dénicher les coupures de presse situant l'épicerie de mon arrière-arrière-grand-père Alter Bayer, au 12 Ringplatz, et la maison familiale du 6 Tuerkengasse, ainsi qu'un trésor de vieilles photographies et autres cartes postales m'ayant aidé à imaginer à quoi ressemblaient ces endroits dans les années 1900.
En haut à gauche de cette page de journal de 1904 se trouve un message de condoléances pour la mort de mon arrière-arrière-grand-mère, Susie Bayer.
Il faut encore que j'aille voir Chernivtsi en personne. Pour dessiner ces pages, j'ai passé une heure sur Google Maps à marcher virtuellement dans les rues entourant la maison d'enfance de Papi et la boutique de son grand-père. Cela m'a aidé à comprendre le plan de la ville, mais comme mon père l'avait prédit (voir Replay, p. 51, chapitre 2), l'atmosphère des années 1900 que j'espérais trouver m'a échappé.
Page 111 : Buffalo Bill et Vlaicu
Il est facile (et très plaisant) de perdre une après-midi à chercher des références visuelles pour dessiner ce genre de case.
Page 111 : Je ne m'étais pas aperçu que ma mère était enceinte
Cette remarque dans les mémoires de Papi me laisse toujours interdit. Comme un enfant peut-il ne pas remarquer que sa mère est enceinte de 8 mois ? Les rythmes domestiques étaient-ils si différents en 1910, ou les robes si volumineuses ? Je me suis dit que son demi-frère avait peut-être été adopté sans que personne ne le lui dise. Je ne le saurai jamais.
Page 112 : En tramway
D'après le grand artiste, sculpteur et caricaturiste français Honoré Daumier (1808-1879, né à Marseille), avec mes excuses. J'ai emprunté les publicités dans le journal de Czernowitz (cf. page 109).
Je me suis dit que les tramways de Czernowitz devaient ressembler à ceux de Vienne à l'époque, alors j'ai cherché des références dans la magnifique photographie de rue du Dr Emil Mayer (1871-1938).
Page 113 : Sécession
Klimt, Schiele, Schnitzler… De brillants jeunes esprits des provinces comme ma grand-tante Else sont venus à Vienne en rêvant de faire partie de sa vie artistique et culturelle florissante.
Pour ceux qui faisaient le grand saut sans une famille pour filet de sécurité, la rue et la faim n'étaient parfois pas bien loin. Le livre de Brigitte Hamann, La Vienne d'Hitler, tout comme des photos telles que celle-ci, prise dans l'asile de nuit d'un quartier pauvre par Hermann Drawe (1867-1925), sont venus contrebalancer mon image romantique de la Vienne des années 1900 avec un aperçu de ce à quoi pouvait ressembler la vie pour les moins chanceux des aspirants artistes.
Page 117 : Dunes, bunkers
Je dois beaucoup à Alain Holuigue, qui m'a envoyé des photos du Touquet et des recommandations bibliographiques. La série « Mémoire en images » de Philippe Holl m'a été particulièrement utile, avec ses centaines de vues du Touquet avant, pendant, et après l'occupation allemande.
Celle-ci, montrant mon père dans les dunes de sable où il jouait enfant, a été prise lors d'une visite avec ma mère et ma sœur Emily vers 2000.
Page 118 : Occupation
Jusqu'à Replay, mon image de la vie dans la France de l'occupation était un fatras de différents lieux et phases de la guerre construit à partir des films et séries que j'avais vus, comme la série de 2009 Un Village français.
Pour arriver à donner une image nette de l'expérience de mon père, j'avais besoin d‘informations plus spécifiques. Alain a trouvé une liste des ordres émis par les autorités militaires du Touquet entre juin et octobre 1940. Des détails concrets tels que les couvre-feux ou le fait que les habitants devaient amener leur radio à l'occupant m'ont beaucoup aidé.
Page 120 : La villa familiale des Roi
Entre le bombardement allié qui a rasé Le Touquet dans les derniers mois de la guerre et l'explosion immobilière des années 50 et 60, la rangée de villas pittoresques de bord de mer a été à peu près entièrement remplacée par d'énormes immeubles. Mon portrait du manoir des Roi est une reconstitution se basant sur des photos d'époque de maisons semblables. (J'ai donné aux voisins des drapeaux avec swastika parce que la Kommandantur a réquisitionné beaucoup de villas sur cette avenue pour en faire ses quartiers généraux.)
J'ai appris par la suite que cette famille s'appelait en fait Roy. Mon père avait toujours pensé que le nom s'écrivait Roi, alors je l'ai laissé tel quel dans le livre.
Page 121 : Le tabac
De façon impressionnante, Alain a réussi à déterminer dans quel tabac du Touquet Lisa avait probablement travaillé. Ce local sur la rue de Paris est désormais une agence immobilière, mais le vieux tabac est encore visible sur cette photo de 1935.
Avoir mon père à disposition pour répondre aux questions que soulève ce livre a été une chance inouïe. Il a maintenant 91 ans (en 2023) et s'est jeté sur chaque brouillon de chapitre. J'ai griffonné cette page de notes pendant un de nos appels.
Page 123 : Promenade au Touquet
Quand j'ai visité Le Touquet en juin 2021, cette rue était barrée par des officiers de police. Emmanuel Macron était en ville pour voter aux élections régionales.
Sur cette page de carnet, j'ai noté les souvenirs de mon père sur ses promenades avec Willi, le pilote de la Luftwaffe.
Il m'a fait ce dessin au crayon pour me montrer où chacun était assis durant une conversation dans le salon des Roi.
Page 124 : Un officier allemand
J'ai pensé à Willi quand j'ai regardé Le Silence de la mer, le film de 1947 réalisé par Jean-Pierre Melville puis sa version télévisée de 2004 ; tous deux se basent sur le roman que Vercours a publié dans la clandestinité en 1942, racontant les relations entre un officier de la Wehrmacht et une famille française forcée de l'héberger. Je recommande chacune de ces versions.
Page 124 : « Nous pensions tous qu'une invasion était imminente. »
En juin 1940, l'Allemagne avait six états-majors et 40 000 hommes au Touquet, et des généraux et autres hauts gradés s'y rendaient régulièrement. Parmi les as de l'aviation stationnés dans cette base aérienne, il y avait Adolf Galland, Hans-Joachim Marseille (« l'Étoile de l'Afrique »), et Werner Mölders, en photo ci-dessous.
Page 125 : Il y a de l'espoir
Mon père ne se rappelle pas avoir vu un avion s'écraser sur la plage, mais les photos de Holl ne laissent aucun doute quant au fait que cela arrivait.
Page 126 : Une mère
En cherchant un titre de film pertinent pour le fronton du cinéma dans cette case, j'ai appris que le cinéma français de l'occupation allemande est un sujet aussi fascinant que prêtant à de houleux débats. Parmi les réalisateurs ayant continué à travailler sous le joug des nazis, on trouve Marcel Carné, Pagnol, Abel Gance, et un jeune Robert Bresson au tout début de sa carrière. Certains voient l'occupation comme une période sombre pour le cinéma français, quand d'autres y voient une période dynamique faite de défis créatifs et d'opportunités.
Comme il était interdit aux Juifs de travailler dans le cinéma et que le sentiment antiallemand était verboten, les comédies romantiques et les mélos domestiques avaient le vent en poupe. Les censeurs nazis et de Vichy approuvaient tout particulièrement les « films de femmes » qui idéalisaient les vertus de la maison et du foyer, la maternité sacrificielle et le patriotisme.
Le film que j'ai choisi, Une mère, a été importé de Vienne. La déclaration d'intention de la compagnie Wien-Film, signée par Joseph Goebbels, disait ainsi : « Par rapport aux autres arts, le but du cinéma est de donner forme à ce qui satisfait le cœur de l'homme et le fait trembler et, par la révélation de l'éternel, de l'emmener vers des mondes meilleurs. »
Page 127 : Willi
Mon père se rappelle bien de Willi mais, encore enfant à l'époque, il ne connaissait ni son rang, ni son nom de famille, ni son lieu de naissance. J'ai écrit à Erik Mombeeck, qui gère un site dédié aux pilotes de la Luftwaffe perdus au combat et à leur famille (et a écrit un livre à leur propos, Dans le Ciel de France).
J'aurais été content de n'obtenir que quelques photos de référence me montrant des officiers et pilotes de la Luftwaffe au profil similaire à celui de Willi. A ma grande surprise, Erik a fouillé les archives des pilotes stationnés au Touquet à l'époque et en a trouvé une correspondant parfaitement à la description de mon père : l'Oberleutnant Willi Hop, Stab III./JG 3, né le 14 février 1915 à Hambourg, abattu au sud-est de Folkestone le 23 septembre 1940.
Mon père a été bouleversé quand je lui ai montré les scans des actes de décès qu'Erik m'a envoyés. Cela représentait beaucoup pour lui de voir un de ses plus forts souvenirs d'enfance corroborés pour la première fois par des preuves concrètes.
Page 133 : Une souris blanche
L'idée de Tomi de donner à la princesse une petite souris blanche pour lui tenir compagnie (voir Replay p. 100, chapitre 3) a mené à l'un des moments les plus mémorables de Prince of Persia.
Aujourd'hui, aucun éditeur ne laisserait un développeur introduire en vitesse un nouvel élément dans les dernières semaines de playtest. En 1989, les choses étaient plus souples. Pour le niveau 8, j'ai conçu un puzzle sans solution : le joueur se trouve enfermé devant une porte close, sans pouvoir atteindre la plaque de pression de l'autre côté. Le deux ex machina que représente l'arrivée de la souris a ravi des joueurs de tous âges - et même les playtesters vétérans de chez Broderbund, qui ont grommelé qu'il était bien tard pour ajouter des éléments au jeu, mais l'ont néanmoins laissé passer.
Pour cette raison et pour d'autres, cette souris a une place particulière dans mon cœur. Une de mes illustrations préférées pour Prince of Persia est celle de Katsuya Terada, qui figure sur la boîte de la version Super FamiCom de 1990. La souris y apparaît au premier plan, sous le titre : c'est le vrai héros du jeu !
La princesse et la souris ont inspiré mon premier dessin hommage en janvier 2023, ce qui représentait pour moi un nouveau départ (ou, peut-être, un retour vers l'enfance).
Page 134 : J'ai finalement changé d'avis
Dessiner m'amène souvent à faire des découvertes inattendues que je n'avais pas prévues en qualité de scénariste. Il se trouve que j'ai dessiné un pichet d‘eau dans la pièce où Papi meurt au début de ce chapitre. Il m'a ensuite paru normal de placer ce même pichet dans la case suivante, où sa mère s'occupe de lui quelques jours plus tard, et dans celle-ci vers la fin du chapitre où, âgé de 16 ans, il envisage le suicide.
Page 135 : Un cerf mort
Un cerf mort sur la pelouse est le genre de symbole trop évidemment parfait qu'un auteur pourrait inventer, mais ce n'est pas le cas pour celui-ci. Le cerf avait été frappé par une voiture ; un jeune policier est venu mettre fin à ses souffrances. Il manquait d'expérience, et ça lui a demandé plusieurs balles. Une fois qu'il est parti, il a neigé, ce qui a retardé le ramassage de la carcasse.
Le lien entre l'arme utilisée par ce jeune policier et celle de la page précédente que mon grand-père n'avait pas utilisée existe peut-être uniquement dans mon esprit, mais c'est une autre de ces connexions qui se produisent parfois lorsque je dessine.
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